1 - Intronisation

236 39 64
                                    

Un petit doigt d'enfant avance dans les airs et désigne la tasse en céramique bleue, placée à côté de deux simulacres en bois, taillés d'un seul morceau avec le plateau. Le 119e intercesseur est ainsi intronisé.

Comme tous les membres de l'Église du Lien, j'assiste à la cérémonie.
L'élu est censé reconnaître un objet usuel de son prédécesseur. Je ne sais si c'est une légende urbaine mais il se raconte que l'un des bambins a saisi l'une des représentations symboliques en bois et ne voulait plus la lâcher.

Cette histoire est très irrespectueuse et elle se chuchote après avoir vérifié trois fois qu'il n'y a personne alentour. C'est que le Syndési deviendra le chef officiel de l'Église, une fois sa majorité atteinte. Et les geôles de l'Église sont très inconfortables. Sauf si un prophète sort de la Pierre de Révélation. 

Du haut de mes cinq ans, je fixe ladite pierre, haut menhir de trois mètres, ne voulant pas rater l'apparition si elle se produit. Il paraît qu'un prophète peut être un non-pur comme moi. À moitié humaine, je suis reléguée dans les rangs du fonds avec le fidèle Kim.

Un serviteur emmenant le plateau obstrue mon champ de vision. Je me dresse sur la pointe des pieds pour ne pas perdre de vue l'énorme pierre et j'accroche sans le vouloir la tasse bleue que l'homme tenait de son autre main. Celle-ci éclate au sol avec fracas.

J'entends à peine Kim s'excuser en s'accroupissant pour aider à ramasser. Je reste debout, fixant les débris devant moi. Quelque chose ne va pas, je me concentre.

— Ce n'est pas la bonne tasse, elle n'a pas de rayures ! m'exclamé-je. La bonne a des rayures, la bonne a des rayures !

Je souris, je suis contente de moi. Quand je lève les yeux, tout le monde est tourné vers moi. Les visages sont fermés ou scandalisés, certains justes curieux.

Les yeux de Kim s'écarquillent alors qu'un léger sourire s'épanouit sur ses lèvres. Ses mains restent suspendues dans les airs, tenant des tessons de vaisselle bleue. Le visage encapuchonné de l'abbé prend soudain toute la place devant moi. Il me saisit le bras et me pince fort.

— Excusez-la, elle est perturbée, crie-t-il à la cantonade.

Il accentue la pression et je crie en me tordant et me débattant.

— Elle va avoir une crise, Kim, aide-moi à l'emmener.

Des bras puissants me soulèvent et me déposent sur une couche dure. Un tissu rêche crisse sous mes doigts quand je m'appuie pour me relever.

— Morgane, je t'avais dit de rester silencieuse. Tu ne dois pas dire ce genre de choses, m'assène l'abbé en me saisissant le bras avec douceur.

J'avais eu le droit à un sermon de sa part avant d'arriver, j'avais oublié.

— Mais...

— Qu'est-ce qu'elle ne doit pas dire ? demande une voix.

Rugar. Je sens la pression des doigts de l'abbé se durcir. L'envoyé spécial du Haut prêtre ne m'apprécie pas beaucoup. Je l'ai entendu dire à l'abbé qu'il aurait été opportun que je disparaisse avec mon frère.

"Les voies divines sont impénétrables" lui avait répondu mon mentor et son interlocuteur avait eu le même regard dur et meurtrier qu'actuellement à mon égard. Il se tourne vers l'abbé quand celui-ci prend la parole :

— Rugar, je suis désolé de cette perturbation. J'espère que la cérémonie continue son cours sans heurts. Morgane est perturbée depuis la disparition de son frère.

— Depuis sa mort, vous voulez dire.

— Sa mort, bien sûr, vous avez raison, il faut poser les mots justes, dit-il avec un empressement presque servile.

D'habitude, il est plutôt froid avec Rugar. Là, il l'approuve en disant des mensonges. Le même sentiment de malaise me prend. Ma gorge se resserre autour de mes cordes vocales. Je me racle la gorge pour les dégager, attirant l'attention des deux hommes.

— Mais... commencé-je.

L'abbé m'interrompt avec une vivacité peu coutumière :

— Repose-toi maintenant, Morgane, Rhinée va arriver.

— Nous n'avons pas à attendre votre petite sorcière, j'aimerais beaucoup entendre ce que Morgane a à dire, dit l'émissaire du haut prêtre en s'asseyant sur le lit. Ce doit être important pour interrompre la cérémonie du choix.

J'ouvre la bouche pour répondre quand je suis de nouveau interrompue :

— Rugar, ce n'est qu'une enfant, énonce l'abbé d'une voix plus aiguë que d'habitude. Et elle n'a pas d'implant, elle n'a pas toute l'information.

Stupéfaite, je regarde mon mentor. Je ne l'ai jamais vu effrayé.

— C'est vous, son précepteur. Si elle ne peut être éduquée, elle doit être internée, c'est la règle, énonce Rugar en se redressant de toute sa hauteur.

— Me voilà, me voilà, chantonne Rhinée ce qui a pour effet de dissiper l'atmosphère tendue.

Rugar se détend et se rassoit sur le lit, le petit sourire de l'abbé réapparaît sur sa face ronde.

— Ma pauvre Morgane, tu as encore fait une crise. Et tu as froid !

Un mensonge encore, mais la petite mélodie qu'elle a instillée dans nos trois têtes m'empêche de m'en irriter. Deux mains tièdes viennent enserrer ma tempe.

Avant de pouvoir lui dire que j'ai plutôt chaud, je sens une chaleur apaisante m'entourer la tête. Je lève la main pour rencontrer une matière désagréable au toucher, je retire vite mes doigts.

— Voilà, ce bonnet va te réconforter.

Tout se calme en moi. Une confortable hébétude me submerge. Je contemple avec distraction Rugar se secouant, ce qui me fait penser à un chien s'ébrouant. Il se penche vers moi, un rictus sur le visage, et commente :

— Quelle étrange matière.

— Cela vient des limes, de chez moi. Mais bien sûr, cela a été purifié, se hâte d'ajouter Rhinée.

— Hum, se contente d'acquiescer, Rugar. Alors Morgane, que voulais-tu dire avec "la bonne a des rayures" ?

J'entends l'abbé et Rhinée qui retiennent leur souffle.

— Euh..., dis-je,

Cela ne me semble pas très important et je n'ai pas envie de sortir de mon état d'hébétude. J'ai juste envie qu'on me laisse tranquille. Je laisse mon regard porter ailleurs, par la fenêtre.

— Tu vas parler, oui, qu'est-ce que tu voulais dire, rugit-il en me secouant par les épaules.

Je ne l'ai pas vu venir. Je crie.

— Que faites-vous à cette enfant ?

Un homme avec une barbichette blanche se tient dans l'encadrure de la porte.

— Conseiller Vladys, dit Rugar en me lâchant. J'essayais de comprendre ce qui a pu motiver l'interruption de la cérémonie.

— Morgane vient de perdre son grand frère, elle était témoin de sa dis... de sa mort, elle est perturbée, s'empresse d'expliquer de nouveau l'abbé

— Pauvre enfant, dit l'homme. Il faut la laisser tranquille. Il faudrait peut-être revoir cette obligation pour tous les fidèles d'être présent à ces cérémonies. Même la dame Rhino est présente alors qu'elle tient à peine assise. Je vais en parler au grand-prêtre. En parlant de cela, l'intronisation va reprendre, Venez-vous Rugar ?

— Elle est instable, c'est ce qui arrive avec les métis, grommelle Rugar en se levant.

— Chacun a ses faiblesses, commente plaisamment le conseiller en lui emboîtant le pas.

— C'est un peu fort, non ? demande l'abbé à Rhinée en passant sa main devant mes yeux. Elle ne réagit même plus.

— À son âge, oui, mais c'est une mesure désespérée. L'effet s'estompera en grandissant.

La Meute des Barbelés [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant