La Meute des Barbelés [Terminé]

3 - Les limes

— Maintenant ! dit Kim

Sur la route, nous nous arrêtons tous deux au sommet du premier éperon rocheux. Je souris en voyant le regard de côté de Kim à mon endroit. Il m'a conseillé de ne pas me retourner avant, pour pouvoir savourer la vision qui m'attend maintenant. Je me retourne.

Le soleil rouge dans le dos, je contemple Delphycastel, chatoyant comme un joyau. Un joyau qui aurait la forme d'un champignon étincelant. Son pied très étroit, la tour en pierre, supportant une large corolle en plastacier qui abrite les pièces à vivre. Le tout entouré d'un halo, le dôme de protection.

Mon cœur se gonfle de fierté devant cette merveille. La demeure ancestrale de ma famille symbolise sa grandeur et je vais y participer avec ma première mission. Je cherche dans la couronne de fenêtres qui ceint le sommet, celle de ma mère qui surplombe la mienne.

Un nuage se reflète dans la vitre, il grossit jusqu'à l'emplir complètement. Bientôt il sépare visuellement la tour de sa couronne, un appel aux cieux d'où nous sommes censés venir, les Delphy, devrais-je plutôt dire. Les bottes de Kim crissent sur la roche et le charme se rompt. Alors que je me tourne vers lui, son dos s'avance vers l'extrémité de la roche, d'où dépassent des cimes et, à ma grande surprise, des racines. La forêt verticale. Si proche. Mon ascendance paternelle hume avec délice les senteurs de la forêt rouge et bleu.

Alors que je jette un dernier coup d'œil à ma maison, un mouvement me retient. Une silhouette grise s'avance sur le chemin de Fondate, la capitale. Elle soulève un nuage de poussière blanche dont je devine le goût sucré de l'irthe. La couleur de la cape volant derrière lui ne laisse aucun doute, il s'agit d'un messager de l'Église. Rugar sans doute, le mentor de Fario.

Mon cœur s'alourdit dans ma poitrine. Moi qui pensais qu'on avait voulu reconnaître ma valeur, je comprends qu'on a surtout souhaité m'éloigner. Comme c'est la règle à chaque fois qu'un religieux vient au manoir. Je sens Kim rabattre mon bonnet sur mes oreilles. Je l'avais retiré sous les rayons du soleil. Ma main se porte à ma tête avec agacement, nous sommes seuls ici, pourquoi cacher mes oreilles ? Je m'arrête à mi-course. C'est rassurant de l'avoir sur moi. C'est pour mon bien. Et finalement, c'est peut-être pour le mieux que je ne sois pas au manoir. Ces réceptions sont longues et ennuyeuses, il faut rester assis à table et à l'intérieur. C'est ce que m'a dit l'abbé. Je suis bien plus utile ici, en mission pour ma famille. Fario assiste à ces visites depuis la disparition de Marley, mon grand frère. Il y a du bon d'être la cadette.Je croise le regard si compréhensif de Kim qui se fend d'un sourire espiègle :

— Le premier arrivé est une poule mouillée !

J'éclate de rire alors que nous nous ruons sur nos révulsoto que nous tirions en laisse derrière nous. Nos pieds se posent en même temps sur nos planches respectives et d'un coup de talons nous mettons en marche les propulseurs.

Le principe est simple. La planète repousse les corps étrangers qui sont les roches. Si le plateau sur lequel nous sommes est trop lourd pour flotter, il en est tout autre des plus petits segments que l'on extrait et taille dans les carrières de l'Ouest.

Nous voilà donc tous les deux sur nos engins à filer vers la forêt. Kim ralentit pour que je passe la lisière en premier. Les arbres sont mon royaume incontesté. D'instinct, je slalome dans la forêt, le vent sifflant dans les oreilles. La vitesse nous force à nous tenir accroupis ou à genoux, les deux mains accrochées sur le bord rugueux du révulsoto. Je repense au cavalier religieux aperçu ce matin, il vient lui sur un engin doté d'un siège et d'un guidon, pour ne pas avoir à jouer de son corps pour la manœuvre. Quel dommage pour lui !

— Morgane ! me crie Kim.

Je me retourne pour l'apercevoir au loin. Je l'ai distancé sans le vouloir, mais j'hésite à ralentir. J'envisage de faire demi-tour plus loin et de repartir vers lui à pleine vitesse quand je suis soudain au-dessus du vide. Les troncs d'arbres autour de moi ont changé d'orientation, la forêt verticale !