12 - L'épopée : barbe à papa

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L'épopée s'ouvre sur l'image du garçonnet backen pénétrant dans la ville de Taënne, aux côtés d'un sorcier des Terres lointaines, reconnaissable à son collier d'objets hétéroclites et d'ossements. Les stands colorés du marché annuel les accueillent dès l'entrée et tous deux déambulent, suivis de loin par quelques guerriers au pas détendu.

Le sorcier examine quelques herbes séchées sous les yeux verts un peu granuleux, typiques des jeunes backens, de Maestro. Les narines de celui-ci palpitent et se tournent vers un stand dont la vue me glace. Je m'y reconnais. La ressemblance est tellement frappante qu'il n'y a pas de doute possible. Je tiens N'a-qu'une-oreille par une patte et Marley agrippe l'autre, nous attendons que la paisible matrone girage-garou nous tourne une barbe-à-papa. Marley échange gaiement avec elle pendant que je commence à tendre la main vers la friandise.

Je fige l'image et m'enfouis sous les couvertures. Comme d'habitude, je m'enroule autour du fantôme de mon doudou, mais je ne peux m'imaginer qu'il est dans mes bras alors qu'il est sur l'écran, je ne peux m'imaginer que je suis dans les bras réconfortants de mon frère alors que ... j'allais les perdre par ma faute. Tous les deux.

Je me relève et arpente ma chambre, quatre pas en largeur, cinq en longueur. Je suis tellement rapide que je me retiens des bras contre les murs. Je ressemble à une boule du vieux jeu du flipper qui rebondit sur les obstacles. Au bout d'un moment, je me fatigue et je me rassois le long du mur sous la fenêtre. Je rallume.

Nous sommes tous les deux en tenue d'été. Marley a donné son arme en arrivant dans la ville. Nous arborons tous deux de grands sourires avec nos doubles rangées de dents sous nos yeux proéminents à la pupille immense cachant l'iris. Ses longues mèches grises viennent se mêler à mes cheveux rouges dressés sur ma tête. On ne m'a pas encore demandé à l'époque de les cacher. Mon frère y passait la main en disant que c'était rafraichissant.

Je combats mes larmes. Sans m'en rendre compte, j'ai figé l'image. Je me terre au fond du lit sans pouvoir empêcher les souvenirs d'affluer. Les souvenirs dans lesquels je tue Marley.

Ma main se tend vers la Barbe à papa quand les doigts la tenant s'ouvrent. Ma friandise tombe et je me rue pour la rattraper avant qu'elle ne touche terre quand mon frère me saisit et me pousse vers la table. Je me débats. Je veux ma barbe à papa. Marley l'attrape et appuie avec sur mon torse pour me faire reculer, son autre main appuie sur ma tête. Je passe sous la table.

Écrasée sur ma poitrine, ma barbe à papa est immangeable maintenant, je pleure en fusillant mon frère du regard. Quand il s'effondre devant moi, rejoignant l'inoffensive vendeuse par terre. Du sang coule de sa tempe. Des cris, des coups résonnent autour de moi alors que je suis tétanisée. Je veux figer de nouveau l'image, je ne peux pas, ce sont mes souvenirs.

Tremblante, je me recroqueville dans mes draps comme des milliers de fois depuis cette fameuse journée et je finis par m'endormir d'un sommeil haché. Certaines nuits, je rêve que j'aperçois l'assaillant de mon frère et je le préviens du danger. Il se retourne alors en sortant un couteau et le plante dans le torse d'une silhouette floue. Je ne vois jamais qui l'a attaqué. Et ensuite, nous nous sauvons tous les deux dans la forêt. Pas cette fois.

Quand je n'y tiens plus, je me relève et regarde la suite. L'autre petit garçon, le futur Maestro, est plus mûr que moi semble-t-il car il court se cacher dessous la table avec moi, ramassant N'a-qu'un-œil au passage. Quand je tends la main pour le saisir, je m'aperçois qu'elle est pleine de barbe à papa. Je me lèche les doigts. Il sourit en me regardant, de toutes ses dents. Je dois lui en proposer car il en saisit qu'il mange aussi tout en se retournant pour regarder ce qui se passe. Pendant ce temps, j'en suis à soulever mon tee-shirt pour porter son contenu à ma bouche plus facilement. Quand des pieds approchent de notre abri, il se met devant moi, me cachant ainsi au moine soldat qui s'accroupit et lui fait signe de s'avancer. Son ravisseur saisit Marley par les épaules tout en lui faisant signe de suivre à bord d'une barque révolso. Il a toujours N'a-qu'un-œil dans les bras et de la barbe à papa dans l'autre. Sur un pouce levé du moine soldat, l'engin démarre. Maestro ne jette pas un regard vers moi. Les garous dominants ont tendance à endosser le rôle de protecteur.

Un léger souffle caresse l'arrière de mon crâne nu par la fenêtre, m'apportant une révélation. Non seulement l'attaque était le fait de l'Église et non pas de garous comme le voulait la version officielle, mais de plus, pour le peu que les moines combattants n'aient pas remarqué qu'il y avait un deuxième enfant, il pouvait correspondre à ma description si elle met tous les non purs dans le même sac. La bise extérieure continue à souffler et m'attire, je me lève pour contempler la forêt en contrebas. Là est ma place. Je me penche pour apprécier mieux la distance jusqu'en bas de la falaise. Les lianes-racines ont encore monté. Je suis persuadée que maintenant, en passant par la cave, je pourrai les atteindre et descendre par là. La cave ? La porte de l'abbé, bien sûr. Elle amène à la cave. J'y allais avec mon frère et nous regardions la forêt en contrebas. Avant sa disparition, je ne peux plus parler de décès désormais. Mon réveil sonne, interrompant mes réflexions et me rappelant à mes obligations. Je ferme la fenêtre avec précipitation et secoue la tête puis tout le corps pour m'ébrouer. J'enfile mon bonnet. Je me sens en sécurité mais je ne peux m'empêcher de me serrer dans mes propres bras. À la limite de ma conscience, quelque chose me titille.

La Meute des Barbelés [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant