Chapitre 42 : Morgane - le plan dans le plan

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Lorsque je passe la trappe de la salle à manger à la suite d'un garde de Rugar, c'est le matin. Le soleil rouge d'irthiané est à peine au-dessus de l'horizon. La dernière fois que j'y suis venue si tôt, c'était le jour de mes 14 ans, pour prendre le petit déjeuner avant d'aller en mission. Ma vie me paraissait si simple alors. Je croyais qu'elle était toute tracée, elle l'est à la vérité, mais ce n'est pas celle de future Gardienne du Nord, d'héritière de CastelDelphy.

Le garde va se positionner légèrement en retrait de Rugar, assis à la grande table. Je m'approche de l'abbé debout devant lui. Il me sourit et l'iris de ses yeux m'évoque un liquide. Habituellement gris, il est à présent teinté de vert. Le moine errant est aux commandes. À ses côtés, Rhinée a les mains jointes comme pour une prière. La trappe s'ouvre de nouveau, c'est Kim, avec sur l'épaule, son neveu ligoté. Avec délicatesse, il le place en position assise contre un mur, entre lui et la cuisinière.

Loin en dessous de moi, de faibles craquements se font entendre. Mon audience ne réagit pas, inconsciente de la progression des racines le long de la tour, au-dessus du gouffre. Je m'approche de l'un des hublots pour apercevoir une plante, sans succès. Le reste de l'escorte de l'Église prépare notre départ dans la cour, à l'opposé de la forêt et autres tiges montantes. Cela devrait distraire Chaffa et nos gardes, ou du moins leur donner une excuse pour ne pas lancer l'alerte.

Cependant, le temps m'est compté, comme l'est celui de la demeure de mon enfance. Je ressens une curieuse sensation que je réprime. Le passé est le passé. Pourquoi m'y attarder alors qu'il y a tant à découvrir ? Mais, j'ai été élevée en tant que l'avenir de la Maison Delphy pour être l'artisan de sa destruction. Cela me perturbe.

Me retournant, j'intercepte le regard désapprobateur de ma mère vers ma tête nue et je sens mes traits se détendre. Certaines choses ne changent pas. Pour la Gardienne du Nord, je suis toujours une enfant dont il faut cacher la différence. Il s'agit d'enfouir un secret pour protéger la famille Delphy, Je sais enfin comment la satisfaire. Je croise les bras sur le synthétissu de ma tunique. Sous mes doigts, roulent les grains d'irthe de la cave. Je prends une grande inspiration, me concentrant sur la faible flagrance florale.

— J'ai demandé à son éminence Rugar, la faveur de vous revoir tous une dernière fois, commencé-je.

Le représentant officiel -et chef officieux- de l'Église se détend suite à mon entrée en matière.

— Il m'a ordonné de vous dire « nous avons accepté l'invitation de Rugar à Fondate, nous pourrons ainsi œuvrer avec le futur intercesseur en tant que conseillers. Rugar va nous loger à la nonciature », dis-je d'une voix rapide et atone.

Tout le monde rit, y compris Rugar avec un temps de retard.

La Madrée tient toujours parole.

— Maman, continué-je, je voulais te dire au revoir et merci. Tu t'es très bien acquittée d'une tâche ingrate. Tu as eu l'honneur d'être Compagne d'un intercesseur et celui-ci a ensuite été contesté. C'est courageux d'aller contre toute une société. Tu savais qu'en me donnant naissance, tu élèverais une enfant différente. Quand l'Église a demandé que tu me confies, mais sans reconnaissance de mon statut, tu as refusé. Tu as choisi d'éduquer toi-même une héritière de ton sang qui ne pourrait pas te succéder, une fille qui ne pourrait pas faire ta fierté, une progéniture qui t'ostraciserait. Tu as agi au mieux, même après que ma présence ait causé la perte de Marley.

— Ne dis pas ça, riposte-t-elle d'un ton vif.

Souhaite-t-elle me protéger ou se protéger elle-même? Je préfère ne pas m'attarder sur cette pensée.

— C'est le cas, Maman, je le sais. Les soldats devaient m'emmener, c'est moi qu'ils voulaient. Les autres enfants commandés leur avaient déjà été confiés. J'étais la dernière. Et grâce à toi, je suis encore vivante. Alors, ils n'ont enlevé que Maestro, ce qui n'était pas dans le plan de l'Église mais bien celui de la Madrée. Le plan dans le plan. On dit parfois que les voies de la Madrée sont impénétrables, mais là, elle avait même un coup d'avance.

— Blasphème ! rugit Rugar.

Les deux gardes font un pas en avant et sortent leurs armes.

La Meute des Barbelés [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant