20 : Morgane - Paradis

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Je tape avec violence le clavier pour arrêter la diffusion. Je reviens en arrière et je fige l'image sur l'œil de Marlow. Quand je faisais des cauchemars, enfant, je me réveillais souvent avec Marley à mes côtés. Après m'avoir consolé, il repartait et se retournait pour fermer la porte tout en m'observant. Il arrêtait toujours le battant de sorte que je ne vois plus qu'un de ses yeux. Je fermais alors les miens, convaincue qu'il veillait sur moi. Cet œil symbolise sa présence protectrice auprès de moi. Ma poitrine se serre, j'en ai presque des larmes aux yeux mais je ne veux pas pleurer et je secoue la tête. Je sens une haine monter, et l'objet de cette haine est cet enfant qui m'a tout pris, ma peluche et l'attention de mon frère. Marley se demande même si c'est un intercesseur. J'ai l'impression d'avoir perdu mon frère une deuxième fois. Je serre les poings et me recroqueville.

C'est à ce moment-là que j'entends toquer à la porte.

— Morgane, tu es là ? demande la voix de l'abbé.

Je ne veux pas répondre, je ne veux parler à personne.

— Elle est peut-être partie à la recherche de Kim, dit la voix de Rhinée.

Je me demande vaguement pourquoi elle est avec l'abbé. Du coin de l'œil, j'aperçois l'étoffe grise de mon bonnet. Je l'enfile et m'appuie contre le mur. Je sens mon corps me détendre. Des pas s'éloignent dans le couloir. Ils semblent emporter avec eux ma souffrance et mon cerveau recommence à fonctionner.

Je n'ai pas entendu les prénoms de l'Elephy et l'Egly. Est-ce possible que ce soient les membres de sa cohorte ? Chaque génération a sa cohorte, un groupe avec un membre de chaque famille. Est-ce que Marley leur avait donné rendez-vous à la fête foraine ? J'ai toujours cru que le seul objet de cette excursion était de m'y emmener mais avait-il l'objectif de les retrouver, de passer une journée avec ses amis ? Dans ce cas, il ne s'est pas retrouvé seul au camp, c'est une bonne chose.

Je reprends l'épopée pour observer la petite tasse bleue de la ceinture du sorcier. Elle m'est étrangement familière car je suis certaine à la fois de la connaître et de ne jamais l'avoir vue de mes yeux. Il faudrait que je la voie de près pour en être certaine. Mais ce serait une sacrée coïncidence. Est-ce que cela pourrait être La Tasse ou il y a plusieurs intercesseurs et tous ont une tasse à rayures bleues ? Cette question me fait peur, elle est transgressive. Comment puis-je me la poser ? J'éteins l'écran. Pour la première fois, je me demande si c'est une bonne idée de regarder cette épopée. Je me pose la question de ce qu'il adviendrait si l'Église le découvrait. L'ombre de Rugar semble planer à côté de moi et un frisson remonte ma colonne vertébrale.

L'abbé a dit que je réfléchissais mieux à l'air libre. Je me lève pour ouvrir la fenêtre. Je hume à plein poumon l'air qui me semble avoir une saveur particulière ce soir. J'enlève mon bonnet pour libérer mes cheveux qui se redressent de plaisir pour absorber l'irhe. Les bosses de mes poignets se mettent à me titiller. Je les masse tout en regardant la canopée onduler sous le vent. Le besoin de rejoindre la forêt est irrésistible.

D'un pas de velours, je me glisse en dehors de ma chambre et descends au rez-de-chaussée sur la pointe des pieds. Comme d'habitude, une garde est en faction à la porte d'entrée. Elle devrait être à l'extérieur mais elle s'est mise à l'intérieur pour être au chaud ou éviter l'irthe. Elle est courbée en deux pour observer par le trou de la serrure, me montrant ses grosses fesses. Ce n'est pas la vieille Ambre qui ne serait de toute manière pas assez souple. Une nouvelle recrue qui n'a pas encore compris que Chaffa était dure à la discipline. J'exécute quelques pas à reculons pour me placer derrière la courbe de l'escalier avant qu'elle ne me voie. J'hésite sur la marche à suivre quand un mince souffle d'air chargé d'irthe me chatouille les narines. Quelle incongruité dans les couloirs de Casteldephy ! Je me tiens à l'endroit même où j'ai rencontré l'abbé hier soir. Dans mon esprit, la mystérieuse porte se dessine clairement sous l'escalier, même si elle se fond dans le mur. C'est mon odorat qui me l'indique et mes cheveux que je sens s'agiter. Circuler sans bonnet a vraiment de l'intérêt.

Après une courte pause pour vérifier que mes sens ne décèlent aucun mouvement, j'avance le bras, main flex vers le battant. Le mur s'ouvre avant même que je ne l'ai touché et... disparaît. Quand je suis sur le seuil, je n'en vois pas trace, même pas l'emplacement de charnières, comme s'il n'avait jamais existé. je ne peux m'empêcher de regarder ma paume sur laquelle j'ai eu l'impression d'une légère pression. Rien de notable. Par l'ouverture, j'aperçois un couloir en pente douce se noyant dans l'obscurité. Je m'y engage et je tends les bras de chaque côté pour me guider le long de murs. Sous mes paumes, la pierre est ceinte de fines radicelles. Je souris, ce contact est de bon augure pour la suite.

J'avance les pieds avec précaution, le sol est plus souple que celui que je viens de quitter. De la clarté semble filtrée peu à peu à travers les parois, peut être mes yeux qui s'habituent. Une lumière bleutée m'accueille après le premier virage et je découvre un escalier aux marches étroites à laquelle succède un boyau très en pente. Je m'accroupis pour toucher le sol, cela ressemble à de la pierre madrilène mais plus souple que celle de la fontaine. Je tâte les murs, c'est la même chose. Elle était plus ferme en haut. La pente s'accentue et le plafond baisse. Je dois bientôt progresser à quatre pattes. L'abbé ne pouvait pas venir de là, aurais-je raté un embranchement ? Je me cale en travers du boyau pour observer. Il y a de l'irthe au bout, je la sens et l'appel est irrésistible. Je reste assise et m'avance en trainant les fesses et en m'appuyant sur les parois, mais je ne vois rien d'autre qu'un tunnel sans fin. Trop tard, je décide de faire demi-tour, le mouvement me fait perdre le peu de prise que j'avais et je me retrouve alors à glisser comme dans un toboggan. Jusqu'à ce que le sol disparaisse.

J'ai peut-être crié, je ne sais plus. J'ai peut-être perdu connaissance. Toujours est-il que je me retrouve allongée, bras et jambes écartés, sur un sol confortable, avec de sortes de papillons à la phosphorescence bleutée pour m'éclairer. Je les observe un moment évoluer devant moi, puis je bouge un membre, puis l'autre. Convaincue que ces êtres volants ne s'intéressent pas à moi, je me redresse pour découvrir que je suis tombée sur un amas de lianes.

Ma première réaction est d'éclater de rire, de surprise, de joie de me trouver dans la nature, et de fierté. Ma nature sylphide se réjouit de la découverte de ce secret aberrant quand on voit les soldats arracher la moindre petite pousse.

J'ai trouvé mon paradis. Bienheureuse, je m'endors.

La Meute des Barbelés [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant