7 - Sacrilège

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Nous remontons la grande rue vers la sortie. Comme lorsque nous sommes arrivés, tout est désert, silencieux. Une brise soulève des grains d'irthe qui tourbillonnent avant de se diriger, comme aimantés, vers un tablécran percé d'une flèche. Il gît sur le côté, aux pieds d'une table sous le toit d'un auvent, deux sièges sont renversés par terre. Un léger mouvement agite sa surface tel un souffle. Un sifflement perce le silence, tandis que l'odeur sucrée de l'irthe devient écœurante.

Sacrilège est le mot qui me vient à l'esprit alors que mon cœur semble grossir dans ma poitrine. J'enjambe le petit muret séparant le jardin de la rue et m'agenouille.

Mes mains se tendent pour caresser les grains d'irthe, qui paraissent se tordre sous mes doigts. J'enlève mes gants, pensant que c'est une réaction à leur contact quand un éclat brillant attire mon attention. La flèche est aveuglante sous le soleil. Du fer bien sûr. L'église a utilisé du fer.

J'empoigne le projectile sans écouter mon propre corps qui se rebelle à ce contact. Les cloques disparaîtront dans quelques jours.

Je me hâte de lâcher cette abjection dès qu'elle est extraite. Elle retombe avec un bruit aigu sur une racine qui se rétracte pour lui échapper.

La toile du tableau est apaisée. Je retire avec délicatesse les grains qui étaient en contact avec la flèche et la surface se reforme immédiatement.

- Quand les premiers humains sont arrivés sur Irthiané...

- Je sais, l'interromps-je avec vigueur, il n'y avait pas de tablécran. Ils sont apparus car les habitants d'Irthiané étaient fascinés par les épopées sur nos écrans.

Je suis en colère et je ne comprends pas où veut en venir mon instructeur.

- Je sais que tu sais, dit-il d'un ton calme. Mais mon point est celui-ci. La Madrée a su intégrer un élément de la culture des colons à son propre univers. Comme elle a fait évoluer ces mêmes colons pour les intégrer à son peuple.

Lorsque les premiers colons sont arrivés sur Irthiané, ils avaient trouvé une race humanoïde vivant en symbiose avec les arbres, qu'ils baptisèrent sylphides, et différents animaux qu'ils baptisèrent selon leurs ressemblances avec des animaux terrestres.

- Tu penses que les humains garous sont un progrès, dis-je d'un ton neutre.

Je n'avais jamais réfléchi à la question.

- Oui, les sylphides et les animaux préexistants à l'arrivée des colons étaient trop dépendants des arbres, ils ne pouvaient s'en éloigner que quelques heures.

Je ne sais que dire alors, je me contente de regarder le tablecran, avec l'impression maintenant d'avoir effectué une tâche de l'ordre du sacré. Sa surface est complètement blanche à présent, immaculée. Je reste accroupie le temps d'absorber la pleine signification de ces paroles. Une fois encore, le trou dans le bonnet me vient à l'esprit et je lève la main pour le tirailler un peu, tout en affirmant avec une assurance qui me surprend moi-même.

- Maintenant que la Madrée a créé des êtres autonomes, elle a besoin des épopées pour communiquer, ses messages ne peuvent plus transiter que par les arbres.

Il ne répond pas. Je me demande s'il connaît l'épopée et de quel message celle-ci est chargée. Le temps semble s'éterniser alors qu'il contemple mes doigts élargissant la déchirure. L'idée que le bonnet m'étouffe vient me titiller. Je respire pourtant avec facilité.

- Il y a aussi les intercesseurs pour cela, mais encore faut-il vouloir les écouter, finit-il.

Le bonnet m'irrite maintenant, je l'enlève.

- Je me demande si l'abbé t'en donnera un nouveau, une fois arrivé à Delphycastel, se contente de dire Kim avant de reprendre notre chemin.

Je lui emboite le pas, songeuse. Une fois encore, ma main se porte au sommet de ma tête, cette fois pour caresser mes cheveux, heureux d'être à l'air libre. Je repense à ma mère qui m'a demandé de les cacher, à la réaction de Kim en l'apprenant et... à la raison de notre venue. J'arrête de marcher. Fébrile, je palpe et fouille mes poches dans le fol espoir d'un miracle. Mon compagnon comprend tout de suite :

- Tu as perdu le paquet ?

De nouveau, je vérifie quelques poches avant d'avouer :

- Je ne l'ai jamais eu, je n'ai pas vu le messager.

Il lève les sourcils tout en fixant l'espace au-dessus de moi. Peut-être se souvient-il que j'ai connu quelques péripéties pouvant excuser mon échec. Sans dire un mot, il se retourne en arrière, les yeux plissés, signe de réflexion. Je l'imagine apprécier l'option de retourner en arrière. Un léger tressaillement de paupière marque sa surprise. Je me retourne vivement pour comprendre ce qui se passe. Un petit homme efflanqué à la tête cachée sous un capuchon nous observe. Kim retient mon bras quand je veux m'avancer.

- Il correspond à la description du messager, il doit voir mon visage, chuchotè-je.

Je m'avance bien face à lui de telle sorte qu'il ne puisse douter de mon appartenance à la famille Delphy. Son manteau s'ouvre pour dévoiler un paquet quand une voix grave s'élève :

- Au nom de l'Église, je vous ordonne de ne plus bouger.

La Meute des Barbelés [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant