2 - Huit ans plus tard

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Je me réveille avec un sentiment de culpabilité. Curieux que j'ai rêvé de l'intronisation du dernier intercesseur et de l'esclandre que j'ai provoqué. Rhinée me dirait d'être attentif à mes rêves, que ce sont des signes à suivre. Ma poitrine se resserre. Un rapide coup d'œil me rassure, je suis dans ma chambre et au loin, la canopée danse sous l'effet du vent. 

D'un bond, je suis debout, le front contre la vitre que j'aimerais traverser. Ce royaume des feuilles s'agitant sous la tempête se poursuit en contrebas, le long de la falaise sur laquelle est construite ma demeure. Une forêt verticale, s'étendant sur un kilomètre de hauteur, le pays de mon père, un sylphide. J'aspire au contact de l'écorce sous mes doigts, de l'herbe sous mes pieds et de la bise sur mon visage. 

Après avoir écouté avec attention le silence ambiant, j'ouvre avec douceur la fenêtre, laissant entrer les odeurs végétales, le bruissement des feuilles et l'alizée. Je retire mon bonnet pour le laisser souffler dans mes cheveux. Je ferme les yeux pour m'imprégner, m'imaginant être une feuille balancée au vent.

Je hume avec avidité, aspirant à pleins poumons l'énergie de la nature. Celle-ci me grise autant que le sacrilège accompli. Ce que je viens de faire est tabou pour tout membre de l'Église. Tout ce qui est naturel sur cette planète est poison, l'air même est filtré, toute nourriture est purifiée, la plupart des Purs, ainsi que s'appellent les fidèles, vivent sous terre.

Ma mère est la gardienne du Nord et à ce titre nous vivons dans une tour en surface. Chacune des pierres utilisées a été soigneusement désinfectée par les machines antiques amenées par nos lointains ancêtres.

Je jette un dernier coup d'œil au royaume de mon père et referme doucement la fenêtre. Je plaque ma main contre le mur froid -mort, pensé-je-. Seule enfant encore vivante de ma mère, je suis l'héritière de sa charge. Le contact me rappelle à mes devoirs envers l'Église et son Territoire. Je dois veiller à son intégrité. À ce titre, en ce jour de mes 14 ans, je vais aller dans les limes pour la première fois depuis 8 ans. L'abbé Mentoro en a décidé ainsi.

Les limes désignent la région frontalière. Le territoire rocheux de l'Église y rencontre les terres sauvages des forêts et des animaux garous. Mon statut de métis pourrait m'y valoir des sympathies.

Cette pensée me revigore et même s'il n'y a pas entraînement au combat ce matin, je réalise par habitude mes exercices d'échauffement avant de glisser mes pieds dans mes bottes souples. J'accroche à ma ceinture l'étui de mon transmetteur, et après avoir hésité à le remettre, mon bonnet. J'ouvre la porte devant moi et cette journée prometteuse.

Aujourd'hui, je ne mange pas dans la cour avec Kim, mon maître d'armes, après l'entraînement. Je monte à l'étage, où l'antique technologie de nos ancêtres règne : les portes s'ouvrent à mon approche, une température douce, toujours la même, succède à la fraîcheur de mon étage. Les murs ne sont pas en pierres mais en plastacier.

Ma mère et mon cousin Fario m'accueillent à la table du petit-déjeuner, j'ai l'impression d'entrer dans la cour des grands. Je note avec satisfaction le reste d'un repas devant une chaise vide, je vais échapper au sermon de l'abbé instructeur.

— Bon anniversaire ! me lance ma famille à l'unisson en guise d'accueil.

— Nous avons une mission pour toi, m'annonce ma mère alors que je m'assieds.

Son sourire s'accentue devant ma réaction. Je me hâte de refermer ma bouche béante de surprise et joie mêlées. Je m'assois et commence à beurrer une tartine.

— Tu ne croyais quand même pas partir en balade ? me raille Fario en étalant de la confiture sur son petit pain.

Il est toujours taquin avec moi en présence de ma mère, le reste du temps, il a tendance à m'ignorer.

— Et pourquoi pas ? protesté-je pour la forme tout en lorgnant ma tartine.

— Tu manges du beurre maintenant ? s'étonne Fario

Manger ce qui est d'origine animale me répugne d'habitude, un héritage de mes origines sylphides d'après l'abbé. Aujourd'hui, je n'ai pas fait attention, surprise par l'annonce d'une mission.

— C'est parce que je deviens une vraie Delphy ! lui rétorqué-je, bombant le torse.

Au début, je ne voulais pas entrer dans son jeu et je ne répondais pas à ses plaisanteries. Cela mettait en colère ma mère. Je suis surprise par l'expression durcie de son visage, quand il entend ma réponse. Avant qu'il ne puisse rétorquer, ma mère enchaîne de sa voix enjouée :

— Ta mission, si tu l'acceptes, est d'attendre à l'auberge de la lorgnette qu'on te remette un paquet.

— L'auberge est sur la place principale, croit bon de préciser mon cousin.

Sa voix est douce avec une pointe désagréable. Qu'importe, ayant mémorisé le plan de la ville sur l'ordre de Kim, j'ai localisé le lieu. Une fleur explose dans ma poitrine : je pars en mission. Je hoche la tête, tout en cachant mon grand sourire avec ma tasse de café.

— Le messager te reconnaîtra, détaille ma mère, même avec ton bonnet et tes gants.

Je hoche de nouveau la tête devant ce discret rappel de la nécessité de cacher ce qui différencie mon physique de celui du reste de ma famille : des cheveux, qui même coupés ras, laissent apparaître le rouge de l'herbe qui croît au pied des arbres de la forêt, et de petites excroissances à la base des poignets.

Depuis quelque temps, l'abbé m'incite à moins me couvrir la tête et je me demande pourquoi il est absent. Les deux autres le savent certainement grâce à leur implant, mais je ne tiens pas à leur rappeler cette différence supplémentaire.

Je regarde ma mère au faciès caractéristique des Delphy : un grand front, des yeux ronds et sombres comme des boutons d'onyx. Des yeux tristes car elle a décidé de m'élever et de ne pas me confier à l'Église qui me réclamait. Seuls les purs ont droit d'être libre.

Je veux lui montrer de quoi je suis capable, qu'elle a eut raison de me garder avec elle. Je me demande alors combien de jeunes héritiers la Tour a vu partir pour leur première mission et si certains ont échoué. Posées sur la nappe, mes mains palpent sa douceur inerte, artificielle. Les gants ne servent pas seulement à dissimuler ma différence.

— Je te ramène le paquet ce soir, Maman, pas de problème, dis-je en me levant avec un grand sourire. 

La Meute des Barbelés [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant