Chapitre 34 : Morgane - un jeu d'équilibriste

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Je suis assise contre le mur quand ma mère arrive. Je reste impassible, le regard dans le vide, ne sachant trop comment me comporter.

— Morgane, je dois te parler, commence-t-elle.

Cette entrée en matière me surprend par son intimité. Elle aurait pû être celle de Kim pénétrant dans ma chambre. Elle sous-entend une proximité que nous n'avons jamais eue. Je lève les yeux et je remarque ses traits tirés.

— C'est moi qui ai requis de l'abbé de prévenir l'Église. Sinon, seul Fario aurait alerté Rugar et les circonstances seraient plus graves.

Elle a prononcé ces paroles d'une traite, comme pour s'en débarrasser.

Je tente d'imaginer quelle situation pourrait être pire. Mais ce que j'aimerais surtout, c'est comprendre son comportement. Pourquoi m'a-t-elle toujours tenue éloignée d'elle ?

— Pourquoi, Maman ?

J'insiste sur le dernier mot que j'entends résonner dans la cellule.

Elle me répond sans hésitation, saisissant très bien ce que ma brève question implique.

— Tu le sais, je t'ai conçue à la demande. J'étais jeune, idéaliste, je me voyais déjà mère du prochain intercesseur. Et... les choses ont changé, chuchote-t-elle.

Un parfum d'irthe chatouille mes narines. "Amour" dit-il. Je me lève et m'approche de la porte et de sa fenêtre incassable.

— Je comprends Maman, dis-je d'une voix douce, tu as fait ce que tu as pu.

— Je dois penser à l'avenir de Casteldelphy, dit-elle.

Elle croise mon regard pour la première fois. Mon attitude ouverte la rassure.

— Je suis ton héritière, ne puis-je m'empêcher de dire, je veillerai sur Casteldelphy.

Je me mords la lèvre, consciente de mon mensonge. Je ne vois pas comment concilier le domaine avec la Madrée. C'est plus fort que moi, même avec tout ce que j'ai appris aux contacts des racines, mon éducation refait surface. Cette femme est ma mère, je devrais lui succéder.

— Cette mascarade n'a que trop duré. Non seulement tu n'es pas reconnue comme une intercessrice, mais en plus, tu n'es pas membre à part entière de l'Église.

Ses paroles sonnent comme du rejet, même si elles vont dans le sens de mes réflexions. Quelque chose en moi lutte pour retrouver mes certitudes de la veille encore. L'abbé dirait que ma nature végétale a besoin d'être enracinée. Toute mon éducation m'a inculqué le devoir de veiller sur Casteldelphy. Je ne peux m'empêcher de proposer :

— Je vais trouver mon frère, dis-je avec douceur. Comme cela, il reviendra en tant qu'héritier.

Tout ce que je peux dire tombe dans un gouffre sans fond, ma mère continue sur sa lancée. Je suis tout ouïe, essayant de saisir plus que les mots.

— Si tu es bien une intercessrice, alors quelque chose va se passer, la Madrée n'abandonne pas ses enfants.

Une note d'espoir résonne dans sa voix dure. Elle n'y croit plus vraiment, mais s'y accroche quand même.

Un bruit de fond s'élève, comparable au son obtenu en se bouchant les oreilles. Le son d'un organisme vivant. Je repense aux paroles de Maestro disant que la foi traditionnelle était forte dans le Territoire du Nord. Le culte de la Madrée comme notre mère à tous, alors que pour les purs, la Madrée n'est qu'une puissance étrangère. La Gardienne du Nord sait. Elle aussi a des racines.

— Sinon, tu seras reconnue innocente. Nous te trouverons un rôle dans la famille, nous non plus, nous n'abandonnons pas les nôtres, poursuit-elle. Il faut se rendre à l'évidence, tu ne peux pas défendre le territoire de l'Église en étant un enfant de la Madrée.

Elle sourit en me parlant. Sa foi en la clémence de Rugar m'étonne. Je m'appuie contre la paroi et je sens la vie sous mes doigts. Les racines montent le long des murs, s'insinuent dans les fissures et instaurent pour moi un contact.

L'image d'une dame, jeune, effrayée, mais décidée, fleurit dans mon esprit, j'y reconnais ma mère. Elle est déjà une femme de devoir. L'intercesseur Milo lui demande d'enfanter un métis alors que toute la société le réprouve, peu importe, elle accepte. Elle fait face, avec l'abbé à ses côtés. Ensemble, ils soutiennent Kassendro, l'intercesseur perdu. Il aurait dû être le premier représentant non pur. Leur échec augurait mal de mon succès. Il leur vaudra d'être assignés à résidence à Casteldelphy. Avant même ma naissance, j'étais encombrante.

C'est un devoir de s'occuper de sa descendance, de lui inculquer les responsabilités de sa famille. Elle m'a confiée à l'abbé, Kim et Rhinée. J'ai été oubliée tant que j'étais la cadette. À la disparition de mon frère, je devenais la prochaine Gardienne du Nord, ce qui était inacceptable. Pour préserver Casteldephy et moi, elle a accueilli un héritier correct aux yeux de l'Église : Fario. Un jeu d'équilibriste, aujourd'hui intenable.

Je me redresse. Devant l'inévitable, autant faire face.

Quand je veux retirer ma main, celle-ci résiste, elle est reliée à une racine qui s'est dressée pour me soutenir. Je souris, car, oui, tout est prêt pour que je rejoigne la Madrée. Le regard de ma génitrice est las. Je sais à présent que c'est l'indifférence engendrée par le trop-plein de situations incompréhensibles pour elle, le heurt de valeurs incompatibles.

— Merci, mère, pour tout ce que vous avez fait pour moi, dis-je avec sincérité. Votre rôle est terminé maintenant.

Je prends une grande respiration, car pour moi aussi c'est difficile. L'odeur âcre de sa peur se mêle à la saveur sucrée de l'irthe. Celle-ci est tellement omniprésente que je me demande comment cela ne l'alerte pas. Ma gorge est sèche, j'ai du mal à trouver ma salive, alors je me contente de dire :

— Ce n'est pas un adieu, pas encore, je vais vous revoir bientôt.

Pour la première fois, je suis celle qui lui donne congé. Elle semble hésiter.

— Je suis désolée, Morgane, j'aurais aimé que cela se passe autrement, mais cela ne peut plus durer. On t'a même caché ta propre nature ! jette-t-elle avant de tourner les talons et de hâter le pas pour s'éloigner de ma geôle.

Je la comprends. Elle ne sent pas l'irthe ni n'entend les bruits de la Madrée. Pour elle, ma cellule est sombre et humide, emplie de la peine de ses prisonniers successifs. Pour moi, il est comme la matrice d'une mère, un endroit abrité où rien ne peut m'arriver. Je m'étends sur le sol pour être au maximum en contact avec Elle.

La Meute des Barbelés [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant