Chapitre 29 : L'épopée - espionnage et signe de la Madrée

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Assis à la table, Ange et Luau sont maintenant face à Marley, debout. Gérald a disparu, ainsi que les tasses. Leurs visages détendus ont laissé place à une expression vigilante et attentive.

— Nous sommes tous dans la même situation, autant nous entendre entre nous, explique Marley. Nous pourrions commencer par nous entendre sur les zones de circulation libres et les potagers de chacun.

Ses vêtements sales et déchirés contrastent avec leurs tenues reprisées et propres. Je réalise que je ne regarde plus l'épopée pour lui. Je suis heureuse de le voir, certes. Je souffre pour lui de le voir dans leurs baraquements délabrés, à s'ennuyer à mourir ou à se voler entre prisonniers. Et j'ai honte. Ce n'est pas lui le héros, ce sont ceux qui gardent la tête haute et s'organisent sous le joug de l'ennemi.

Ange pose une main sur celle de Luau, qui est déjà à moitié levé, semblant prêt à en découdre physiquement. Son second se rassied, bombe le torse et dit :

— Non. Vous êtes trop paresseux pour faire à manger ou entretenir vos baraquements, alors tu voudrais qu'on partage ce que nous, nous avons accompli ?

— Il n'y a rien à faire ici pour nous, réponds Marley en haussant les épaules.

— T'es vraiment qu'un... , commence Luau

Ange le coupe et Luau s'arrête de parler dès qu'il l'entend.

— Vous n'arrivez plus à nous voler car nous ne nous déplaçons plus seuls. Vous n'avez pas commencé à cultiver un potager car vous n'avez jamais appris à le faire dans l'irthe. Sur la roche, vous ne faites pousser les légumes que hors sol et à l'abri des regards, et seuls les moines le font. Vous n'entretenez pas vos baraquements parce que vous avez l'habitude de faire faire les travaux par les backens. Vous vous ennuyez, alors vous vous battez entre vous mais cela ne vous nourrit pas. Vous regardez ce que nous avons et vous vous dites que vous aimeriez bien prendre notre place. Ai-je bien résumé votre situation ?

Luau jette un coup d'œil à Ange, qui penche un peu la tête sur le côté avec un petit sourire.

— Et on n'est pas nombreux non plus, poursuit Marley. D'ailleurs, nous ne sommes pas nombreux dans le camp, ce serait bien de partager nos ressources.

— Et vous l'êtes de moins en moins, réponds Luau, surtout si vous prenez l'habitude de tuer ceux qui s'éveillent à la transformation.

Marley le regarde stupéfait.

— Comment ça, "s'éveille à la transformation" ? c'était un traitre qui se cachait parmi nous pour nous espionner. Le fait de ne pas se transformer a fait qu'il a craqué, c'est tout.

— Non, dit Ange avec douceur. Tous les garous sont chez nous, du moins, ceux qui l'étaient à leur arrivée. Ici, vous respirez de l'irthe à plein poumon, vous mangez de l'irthe à longueur de repas, vous en buvez. Rien n'est purifié par votre Église. Alors votre nature refait surface.

— Quoi ? n'essaie pas de m'embrouiller, dit mon frère d'une voix moins assurée

— Toi et ta bande, vous êtes les plus téméraires des fidèles de l'Église, ceux qui bravent l'interdiction de l'Église pour venir voir de l'exotique dans les limes. Mais si l'Église interdit de sortir de ses frontières, ce n'est pas pour rien, explique Ange en souriant.

Marley ne répond pas. La bouche de Luau se tord avant qu'il ne demande, la main de Ange de nouveau sur la sienne.

— Tu demandes à avoir accès aux zones de potager, mais comment les entretiendrez-vous ?

Il croise les bras sur la table, Ange s'appuie sur le dossier, les muscles relachés.

— Nous viendrons cueillir les légumes quand ils seront de la bonne couleur, réponds Marley avec assurance.

Éclat de rire de ses interlocuteurs.

— Nous apprendrons, dit Marley sans se laisser désarçonner.

J'ai l'impression d'être devant un enfant pris en faute.

— Vraiment, dit Luau, et comment ? Serez-vous prêt à apprendre de nous, de backens ? Nous pourrions demander à Kays de vous expliquer. Celle que vous avez battu la dernière fois que vous avez essayé de nous voler, elle devrait être heureuse de trouver une occupation à faire maintenant qu'elle se déplace difficilement.

Son ton est glacial. Marley ne répond pas.

— Avant que tu ne partes, dit Ange, je vais t'expliquer ce que nous faisons et pourquoi nous avons besoin de tous ces baraquements, que vous n'aviez jamais revendiqués d'ailleurs.

Les épaules de mon frère s'abaissent, il a compris qu'il a perdu. Je ne peux m'empêcher de lui attribuer le mauvais rôle. Il compte parmi les méchants de l'histoire, les gentils sont les garous.

— Un territoire plus petit est plus facile à défendre, répond mon frère, du tac au tac.

Il s'est redressé pour répondre, noté-je avec satisfaction. Les Delphy sont habitués à lutter.

— Oui, mais on y fait moins de chose, surtout quand il est aussi proche des brigadiers, vous pensez encore être emprisonné par erreur, n'est-ce pas, ? dit Luau.

— Vous nous espionnez ? demande mon frère

— Pas vous ? répond Luau

Luau s'appuie sur le dossier quand Ange ouvre la bouche. Avec un bâton, celui-ci dessine au sol le plan de leurs baraquements au fur et à mesure de ses explications. Mon frère écarquille les yeux en entendant qu'il y a une salle de cours, une autre consacrée aux réparations et raccommodage, une autre aux arts comme le dessin ou le théâtre.

— Chacun a une parcelle de connaissance et peut la partager avec les autres, conclut le jeune garçon. Notre essence est en nous, peu importe les difficultés. Mais tu sais tout cela, ce n'est pas la première fois que nous te surprenons à nous espionner.

— Vous faites du théâtre, dit Marley, dubitatif.

— Oui, et dans la salle des réparations et couture, il y a pas mal de costumes en cours.

Luau jette un coup d'oeil à Ange puir continue d'observer l'échange sans rien dire. Les costumes ont de l'importance semble -t-il mais Marley ne le comprend pas.

— Le territoire de ta tribu était loin de la foire, dit mon frère, changeant de sujet.

Ange se rassoit avant de lui répondre :

— Oui, nous allions à une foire plus près d'habitude. Mais là, nous avions eu des signes de la Madrée. Comme toi n'est-ce pas.

Marley hésite.

— Je suis adepte de l'Église. La Madrée n'est pas une divinité pour nous, mais une entité avec qui négocier, énonce-t-il sans conviction.

— Tu es du nord du Territoire. Là où la forêt a grimpé, a gagné du terrain. La foi ancienne, comme vous l'appelez, est encore vivace. Tu as eu des signes aussi, n'est-ce pas, pourquoi serais-tu venu à Taenne, sinon ? N'y a-t-il pas aussi des fêtes dans votre capitale Fondate? Le moine errant ne t'a-t-il pas bien formé ?

Marley reste impassible. Ses yeux sont écarquillés, comme s'il attendait quelque chose. Il finit par dire :

— Je voulais distraire ma sœur.

Il attend. Ange souffle avant de dire :

— Puisque tu veux l'entendre, je te le dis. Oui, ta sœur aurait dû être là aussi, vous avez tellement voulu la protéger que vous l'avez coupé de la Madrée et elle n'a pas compris. Les choses auraient dû être plus simples. En son absence, tu vas devoir devenir le chef des surv'. Mais je suis tranquille, la prochaine des tiens qui va s'ouvrir à l'éveil t'y obligera. 

La Meute des Barbelés [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant