La Meute des Barbelés [Terminé]

19 : L'épopée - théâtre et tasse

Le sorcier est alité à longueur de journée et Ange lui passe un linge sur le front. Il a grandi. Il a une dizaine d'années et tous l'écoutent. Il accompagne divers membres de la meute comme ils s'appellent eux-mêmes. Réparer les toits, cultiver des potagers et même s'adonner à des loisirs comme la sculpture avec de la glaise ou de la couture de costumes de théâtre. Les visages s'éclairent à son arrivée et il échange avec chacun. Cette épopée est vraiment à la gloire de ce gamin. Mais où est Marley ? Je le reconnais de dos à ces cheveux gris, alors qu'il regarde de loin Ange parler à un groupe d'homme de deux fois sa taille. Une silhouette en forme de poire le rejoint. Un membre de la famille Elephy, ils sont tous ventrus.

— T'admires comme ils en sont réduits à écouter un gamin ? suppute-t-il auprès de mon frère.

— Tels des prêtres devant un Intercesseur, acquiesce Marley, avec un sourire qui ne va pas jusqu'à ses yeux.

Son interlocuteur hausse les sourcils puis éclate de rire en se tapant le ventre comme si c'était la blague de l'année. Marley se contente de lui tourner le dos et le mène dans ce qui ressemble à un terrain vague peuplé de cabanes décrépies.

Je grogne de frustration quand apparaît l'emblème de la meute des barbelés : un cercle de flammes traversé de barbelés. J'enchaîne direct sur le chapitre suivant, en espérant que la suite se passe chez les surv. J'accélère les images montrant les surveillants, appelés brigadiers, organiser des travaux collectifs pour réparer les routes ou leurs bâtiments à eux. On voit aussi régulièrement, un prisonnier ou deux emmenés dans une sorte de laboratoire. Ils reviennent affaiblis, avec des bandages et des pansements. Je passe mon temps à chercher, traquer des images de Marley. Dès que je l'aperçois, je mets en pause, décortique ce qu'il fait. Il semble assez souvent observer Ange et j'en ressens de la jalousie, déjà qu'il lui a donné N'a-qu'une-oreille ! Une séquence s'attarde plus longtemps sur lui. Un bol à la main, il slalome, pousse quelques maigrichons sur le côté pour être dans les premiers de la file. Devant lui, une immense marmite contenant une sorte de bouillon avec quelques légumes et morceaux de viandes. Chaque place dans la file des survs est gagnée de hautes luttes et mon frère est le premier, suivi par l'éléphy. La distribution commence. Au début, les louches, maniées par des cuisiniers coiffés de toques tâchée, sont emplies avec de gros morceaux de viandes et légumes. Elles ne contiennent plus à la fin que du bouillon. Les brigadiers poussent les personnes servies à laisser la place aux autres mais beaucoup préfèrent se mettre sur le côté pour engloutir leur bolée, quitte à se prendre quelques coups de bâton.

Sur la file parallèle, ce sont les garous. Soutenu par un jeune homme, Le sorcier est servi en premier, puis Ange, petit derrière, mais le membre de la meute derrière lui maintient ses distances et ne le bouscule pas. Toute la file est bien ordonnée et avance posément avec de petits regards sur leur droite, vers les Surv. Le cuisinier parait hésiter à servir Ange. Est-il frappé par son âge ? Pris de pitié ? Ange se contente de lever son regard vers lui. Une ration avec de gros morceaux de viande se déverse dans son bol.

— Merci, dit le futur Maestro d'une voix assurée.

Une ombre apparaît. Un grand gaillard musclé est venu se positionner à côté de lui et intercepte ainsi une femme Surv à la chevelure épaisse et brun dorée qui se ruait sur lui. Celle-ci vient s'écraser sur lui et semble rebondir. Elle chancelle.

— Circulez ! crie une voix

Un garde donne un coup de matraque sur la femme tombée à terre pour l'inciter à se relever plus vite.

— Merci, dit l'armoire à glace quand le cantinier lui verse sa portion.

Personne ne lui répond sauf le regard de pure haine que lui envoie la femme avant de s'éloigner. J'ai eu le temps de remarquer ses pupilles brunes, sans blanc, la marque de la famille Egly.

Ange et les autres garous attendent, impassible devant le peuple des purs qui s'empiffre et se bouscule. Ceux qui passent en dernier n'ont plus que du liquide. La distribution s'achève arrive. Le sorcier fait signe de l'aider à se lever, c'est le signal du départ pour la meute. Il n'a plus son bol, ni Maestro. L'ont-ils vidé ?

À leur arrivée dans leur baraquement, tous les bols sont disposés pleins sur une même table et Ange équilibre leur contenu, piquant un légume dans un bol et l'ajoutant dans un autre. Ce ne doit plus être très chaud quand les bols sont redistribués mais c'est équitable. Le jeune garçon aide le sorcier à s'allonger sur son lit et arrange quelques oreillers pour qu'il soit en position semi-assise. Il retire sa ceinture, d'où pendent quelques breloques, dont un objet particulier. Une petite tasse à rituel, bleu avec des lignes blanches. Il lui tend un bol, en saisit un autre et s'installe sur le matelas. Ange commence à manger après s'être assuré que son mentor en faisait autant. N'a qu'une oreille le regarde depuis son oreiller. Et il n'est pas le seul. Dans une fissure de la paroi, on devine un observateur extérieur, à la pupille d'onyx immense, cachant l'iris, caractéristique des Delphy.

Plus tard, alors que la nuit est tombée, Marley raconte la scène à ses compagnons et précise que la tasse ressemble à celle de la cérémonie du choix. Ils sont cinq assis par terre, autour d'un petit feu. Ils sont à l'intérieur d'un bâtiment et les fenêtres ont été obscurcies pour ne pas laisser passer la lumière. Je reconnais les deux personnes proches de lui car leur visage est illuminé par les flammes.

— C'est une tasse d'enfant, dit l'Éléphy d'une voix hésitante, il doit y en avoir beaucoup.

— Ils ont dû la voler, ajoute la femme aux cheveux brun doré, ces sauvages n'en fabriquent pas d'aussi jolies.

Tous se figent quand un pas lourd s'approche du bâtiment. Mon frère jette de la terre sur le foyer et tous s'allongent à même le sol. Un judas s'ouvre dans la porte, le brigadier vérifie que tout le monde est couché.