Chapitre 24 - L'épopée et la crise de collerette

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Une pluie fine tombe sur le chantier du camp. Les brigadiers sont à l'abri sous un auvent, regroupés autour d'un brasero. Ange  remplit la brouette de pelletées de terre. Quelques mètres plus loin, Marley, Randa et Miro travaillent à l'inverse: amener et déverser du remblai, Miro s'éloigne déjà pour aller en chercher, Randa et Marley commencent à le suivre quand ils se retournent en entendant un son métallique. Une pelle glisse sur un rocher, lâché par Ange qui s'écroule sans un cri en renversant sa brouette. Son corps reste immobile, les jambes dans une flaque d'eau, le buste et le visage à moitié sous la boue coulante. Soudain, il s'agite de frémissements, puis se cambre, se tord. La peau de son cou gonfle, enfle, craquelle, s'ouvre en crevasse. Un mugissement sort de sa bouche, vite étouffé par un foulard qu'une main verte et ridée enfonce.

— Que se passe-t-il ici ? demande un garde arrivant avec détachement sur les lieux mais sans voir la scène que lui cachent de façon opportune Gérald et un autre backen creusant le sol.

Randa ouvre la bouche pour le lui indiquer quand une main se plaque sur ses lèvres. Un bras la ceinture en lui bloquant les mains qui se levaient pour se défendre.

— Tais-toi, ou je t'assomme, lui souffle Marley à l'oreille.

Ses yeux s'agrandissent de surprise et elle se fige sur place.

Un tintamarre avec des cris intervient de l'autre côté du chantier, une bagarre a éclaté entre deux garous. Le garde hésite puis se hâte de se diriger vers l'endroit quand des hurlements se font entendre. Ange se débat en silence maintenant. Un jeune homme se jette sur lui pour le maintenir au sol. Les mains sur les avant-bras, les pieds sur les cuisses, son corps ondule au rythme de celui à terre, telle une étreinte passionnée. De l'eau gicle en cadence.

Regarde comment ils sont organisés, admire, chuchote Marley.

Randa, toujours bâillonnée, se remet à se débattre. Ses yeux furieux scannent la foule. mais mon frère est plus fort et la maintient sans peine. On aperçoit les soubresauts de Ange uniquement par intermittence, lorsqu'un backen se baisse ou un autre ne passe pas assez vite, mais le rideau créé fonctionne assez bien, surtout qu'il y a toujours de l'animation plus loin, attirant l'attention de tous les gardes. Ceux-ci maugréent, frileux de quiller leur abri et la chaleur du braséro. Leur camarade sur place les appelle et ils se ruent tous à son aide. Les coups de matraques pleuvent et un petit camion emmène les récalcitrants.

— Enlève-lui le bâillon, dit une voix rauque

— C'est bon Luau, la crise est passée, dit la voix d'Ange peu après.

Il est toujours allongé, le visage et les vêtements envahis d'une boue sale. Avec lenteur, il se redresse.

— C'était une sacrée crise, tu vas avoir une belle collerette ! répond le jeune homme d'un ton enjoué en lui tapant dans la main.

Ange sourit, le visage fatigué mais heureux. Luau ramasse sa pelle pour lui tendre, le travail doit reprendre. Il a une excroissance autour du cou, comme une petite bouée ou un très gros collier. Une collerette, qu'il n'est pas ici question de couper. Cette collerette est coupée chez nous, sur ordre de l'Église. Elle ne pousse que sur les backens, on dit qu'elle les rend fous et que c'est une mesure sanitaire. Luau en a une épaisse et je fais le lien avec sa forme animale. Son loup a une belle crinière, Plus les crinières sont belles, plus le loup est dominant dit-on.

La conversation de Randa et Marley fait écho à mes pensées :

— Nous devons aider les brigadiers. Ces soldats sont l'Église, ils vont nous libérer, dit Randa maintenant libérée. Notre famille est déjà à l'œuvre pour cela. Ce doit être une pénitence qu'on nous impose.

Elle sourit en disant cela, mais ses mains s'agitent un peu trop pour appuyer ses arguments. Elle veut y croire, elle lutte pour le croire.

— As-tu déjà entendu parler de quelqu'un qui est revenu des camps de préservation ? Ce sont censés être des endroits civilisés pour garous uniquement, pas des endroits où on se fait battre par un garde parce qu'on tombe par terre, pas un endroit où on doit se battre pour manger à sa faim. L'Église ne nous laissera jamais raconter ce que nous avons vu.

Elle ouvre la bouche mais il ne la laisse pas parler :

— Hume cette odeur, Randa, ne devient-elle pas plus agréable de jour en jour avec l'habitude ? Ce nouveau goût que tu as sur la langue, ne l'apprécies-tu pas ? Le sol est tellement saturé d'irthe que le remuer en empli notre organisme. Nous ne sommes plus purs ! Les gardes ont un filtre sur le nez pour s'en préserver, nous n'en avons pas car nous ne rentrerons jamais chez nous !

Randa reçoit ses paroles comme s'il l'avait frappé. Elle semble prête à éclater en pleurs.

— Les garous ne sont pas nos ennemis, ils ne devraient pas l'être d'ailleurs. Ils sont prisonniers comme nous, continue Marley.

— Si nous ne les attaquons pas pour leur voler à manger, nous mourrons de faim. Ce sont eux ou nous, rétorque l'Egly

— Mais comment, pourquoi ont-ils autant à manger ? demande mon frère

— Ils doivent prendre les réserves de nourritures des gardes. Ce n'est pas normal que nous n'en ayons si peu, ils nous volent, c'est sûr. Il doit y avoir des distributions de nourriture que nous ne voyons pas.

— Ils ont des potagers et ils troquent des services contre de la nourriture, dit Marley, ils agissent pour s'en sortir. As-tu remarqué comment ils sont organisés? Les brigadiers n'ont rien vu, se sont complément fait manipuler.

— Nous aussi, on est organisé. On leur vole ce qu'ils ont en réserve, donc ce dont il n'a pas besoin, tout le monde est content ! s'exclame Randa d'un ton provocateur.

Elle tourne le dos, empoigne sa pelle qui était tombée par terre et s'éloigne sans se retourner, les épaules tendues. Son interlocuteur serre les lèvres. Une matraque s'abat sur son bras ballant.

— Au boulot, crie un garde. Tu crois qu'on te nourrit pour ne rien faire ? Qu'est-ce que vous avez tous aujourd'hui ?

La Meute des Barbelés [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant