5 - L'épopée

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— C'est l'épopée de la Meute des Barbelés, vous connaissez ? me souffle le barman sur un faux ton de conversation.

La tension dans sa voix devrait m'alerter, mes muscles frémissent mais je ne parviens pas à m'arracher aux fantômes de ma vie. C'était Marley qui m'avait offert la peluche et cette peluche est à présent dans les bras d'un autre petit garçon, un enfant backen. J'étreins le bonnet dans mes mains avec plus de force. Une digue semble avoir cédé en moi car le chagrin remonte en vague dans ma poitrine. Je sens mes yeux se gonfler.

— Elle retrace la vie de leur leader, Maestro, que l'on voit enfant sur cette scène, reprend sur un rythme saccadé l'opportun, avant d'ajouter en détachant les syllabes : un loup-ga-rou.

Même le rugissement qui éclate peine à provoquer une réaction en moi. Le petit visage à la peau vert foncé prend une expression fermée et resserre encore ses bras, tout en se tournant à demi, comme pour défier Marley de lui reprendre le doudou... J'ai une impression de dédoublement, je suis persuadée que cet enfant est moi dans une autre vie, ou plutôt dans ma vie enfant. Quelle pensée étrange.

— Eh ! m'exclamé-je contre le barman qui m'étreint à présent le bras et le tire avec violence, faisant tomber mon bonnet des mains.

Un craquement caractéristique complète son message d'alerte. Les os du jeune fou se réorganisent dans le douloureux processus de transformation. Son compagnon se tient à distance suffisante pour éviter les mouvements désordonnés qui l'agitent, tout en le protégeant, au cas où je voudrais profiter de l'instant pour l'attaquer. Cet empaffé a bien choisi son moment. Un exutoire, c'est ce dont j'avais besoin. Je fléchis les jambes en position de combat, prête à bondir. Je papillonne des paupières pour cacher quelques larmes naissantes et mon tumulte intérieur s'apaise. Rien n'existe plus à part l'action à venir.

Le lion est de bonne taille, avec des muscles jouant sous sa fourrure dorée. Il se jette sur moi dès la fin de sa transformation. Je m'esquive tout en le repoussant contre le bar sur lequel il bute avec violence, se pliant en deux. Sans lui laisser reprendre ses esprits, je saute à pieds joints sur sa tête encore baissée. Son crâne heurte le sol en irthe battue avec un bruit sourd. D'un nouveau bond, je me rétablis sur le sol et me positionne dos au mur pour observer l'intérieur du bar.

Mon adversaire est ko mais que vont faire les autres membres de la meute ? L'acolyte semble hésiter à s'approcher de son compagnon à terre. Quand son regard croise le mien, je hoche la tête pour l'inviter à lui porter secours. Les deux hommes de guet sont des pros, l'un continue à surveiller le dehors pendant que l'autre se tient dans l'embrasure de la porte, impassible.

Le barman sort de la pièce arrière, d'où il s'était mis à l'abri. Le gars de la porte disparaît sur un signe de l'acolyte, mon adversaire est juste assommé. J'en viendrai presque à regretter mon entraînement quotidien depuis mon plus jeune âge. Ce combat m'aura à peine défoulée.

Je me tourne avec espoir vers le tableau mais il affiche à nouveau un aspect granuleux. Un gouffre s'ouvre en moi, j'ai l'impression d'avoir perdu de nouveau Marley. Mon adversaire ne semble pas vouloir se réveiller bien que son compagnon le secoue. Je reste vigilante tout en me baissant pour ramasser mon bonnet que je mets avec bonheur. L'avoir sur la tête m'apaise, les traits de mon visage se détendent et mes yeux s'assèchent. Sans tourner le dos, je mets une pièce sur le comptoir pour le café et je saute au-dessus des jambes du garou qui a repris forme humaine. Avant de m'arrêter net. 

Le bruit de combat des dernières images de l'épopée a repris. Mon cœur s'accélère, mais le son ne vient pas du tableau. Il arrive de l'extérieur avec l'entrée fracassante par la fenêtre de deux hommes au corps à corps, l'un porte la livrée grisâtre des moines soldats alors que l'autre est l'homme de guet apparu sur le seuil tout à l'heure. Je me recule d'instinct et bute sur mon opposant à terre, me retrouvant sur les fesses. 

Un sifflement survient au-dessus de ma tête, arrachant mon couvre-chef qui a décidément du mal à tenir sur ma tête. Avec une nouvelle flèche, un archer me vise de l'embrasure de la porte, avant de se faire déchiqueter par un lion. L'odeur du sang envahit la pièce. Un mouvement me tire de ma fascination, l'acolyte soulève son compagnon par les aisselles et l'éloigne vers l'extrémité du bar pour éviter qu'il ne se fasse piétiner.

De nouveaux moines soldats arrivent. Dès que leurs regards s'arrêtent sur moi, l'un bande son arc pendant que l'autre sort son couteau. Avant de tourner la tête avec un ensemble parfait quand des rugissements éclatent. De nouveaux lions apparaissent derrière eux.

Je reste hésitant un quart de secondes, mes alliés devraient être les moines soldats, mais ils étaient prêts à me tuer. Et si je suis venue ici en sécurité — relative comme le montre mon agression par le jeune fou —, c'est du fait du traité signifiant que seuls des membres de la Maison Delphy entrent dans les limbes. Et surtout pas les moines de l'Église.

Sans réfléchir davantage, je tire du bar la flèche retenant mon bonnet. Je me libère les mains en la laissant tomber sur le sol et en bloquant mon bonnet dans ma ceinture. J'attrape les pieds de mon adversaire déchu et entre dans l'arrière salle. Le tavernier ouvre déjà une porte donnant sur une ruelle, nous sommes dehors en moins de deux secondes.

— Si vous m'aidez à le soulever, je pourrai me débrouiller seul, me dit l'acolyte.

Le tavernier et moi l'aidons à placer le fils du chef comme un sac de farine sur l'épaule de son compagnon qui s'avère plus costaud que son aspect maigre pourrait le faire croire. J'aperçois un début d'excroissance à la base du cou, signe d'une première mutation à venir. Bien sûr, il s'agit aussi d'un garou, ce qui explique sa force.

— Merci maître Tavernier, dit le porteur avant de se tourner vers moi. Je vous remercie jeune Delphy, votre rôle sera rapporté au Grand Lion sans faute. Je vous conseille de rejoindre Maître Koenig par la ruelle de l'horloge. Ce sera plus calme.

Et sur ces mots, révélant la valeur de leur système de surveillance, il s'en va.

La Meute des Barbelés [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant