18 - Morgane et la sauce basilic

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Je prends le temps de regarder le serviteur backen qui vient m'annoncer que le repas est servi. C'est le fils de Rinée. Une vague de nostalgie m'envahit. Je la revois me montrer les plantes médicinales et aromatiques, et me demander ce que j'en pensais. J'étais petite mais beaucoup de réponses me venaient naturellement. J'étais fière.

Je me souviens de Fario me traitant de bébé à rester dans les jupes de sa nourrice. Il s'était moqué de moi à table et Dame Kali, tout en le grondant, avait dit que je commençais à être un peu grande pour cela, notamment si je voulais devenir une guerrière. C'était l'une des rares fois où elle m'avait adressé la parole directement, me demandant ce que j'en pensais. Alors moi, comme je désirais lui plaire, j'avais indiqué que je n'irais plus voir Rinée. Et j'avais tenu parole.

J'étais sûre que la conversation avait été rapportée à notre vieille cuisinière, j'avais assez souvent traîné dans la cuisine pour savoir que tout s'y savait. Pour la première fois, je me demandais ce qu'elle avait ressenti, et ce qu'elle ressent peut-être encore.

— Madame ? dit son fils pour me sortir de mon mutisme.

Depuis quand suis-je devenu "Madame" pour celui avec qui je faisais des pâtisseries sous les yeux de sa mère ? Depuis que je l'ignore avec soin certainement. Son regard confirme son ton ironique et je pouffe presque. Je décide de partager mes pensées.

— Je me souvenais de mes moments passés dans la cuisine.

— Notre herbier familial s'était beaucoup enrichi à l'époque, Maman utilise beaucoup la plante aux feuilles triangulaires, elle l'appelle la plante de Morgane, répond Maieul.

Rinée avait affirmé qu'il était possible de cuisiner avec des plantes aromatiques plutôt que de prendre uniquement les cubes de nourritures venant de Fondate, la capitale. Nous sommes censés ne manger que la nourriture purifiée par les prêtres. Mais elle est souvent insipide. Alors que les petites sauces concoctées à Casteldelphy les rendent succulentes. je sais cependant qu'elle ne les sert jamais lors des visites de l'Église.

— En route Morgane, dit la voix de Mentoro. Ce n'est pas le moment de lambiner. Ta mère est revenue.

Je sors de la chambre et Maieul me suit.

— Nous devrions avoir des nouvelles sur la situation à Taënne, répondis-je

Je ne doute pas que Kim ait fait son rapport. Je me retourne pour dire au revoir à mon ancien ami, mais il est déjà reparti. Nous pourrions retrouver avec facilité notre ancienne complicité, je le sens.

Ma mère fait sa tête des mauvais jours et personne ne pose de questions. Nous mangeons tous en silence. À un moment, je relève la tête et croise le regard de mon cousin. Je frissonne, nous ne nous sommes jamais entendus mais là, c'est autre chose. J'ai l'impression d'être une de ses pousses de plantes que nos soldats passent leur temps à traquer et arracher quand ils ne se battent pas. Une fois, à son retour de service militaire, Fario m'a poussé du haut du chemin de ronde. Je me suis rattrapée à la fenêtre de l'abbé qui était heureusement dans ses appartements. Quand nous sommes partis en quête de Farrio, il était en train de jouer tranquillement aux dés. Sommé de s'expliquer, il a cité un discours du haut prêtre "Tout ce qui est végétal doit être éliminé". Il a été puni, il a promis qu'il ne le referait plus, mais depuis, je me tiens à distance. Et pendant longtemps, on ne me laissait jamais seule quand je n'étais pas dans ma chambre. Si tu ne peux rien faire contre un problème, contourne-le. C'est ce que me dit Kim. Je me concentre sur mon assiette, notant le subtil arôme. Du basilic avec une pointe d'ail. Je caresse un instant l'idée de briser le silence pour l'annoncer. Fario ignore ce que c'est mais serait horrifié à l'idée de manger une plante. Je m'en réjouis d'avance. J'ouvre la bouche.

— C'est délicieux encore une fois, quelle cuisinière, cette Rinée, me coupe l'abbé. N'est-ce pas Morgane ?

Ce disant, il regarde mon bonnet, juste au niveau du trou que j'ai rafistolé sans le refermer complètement. Je ne sais pas comment interpréter ses paroles. Dois-je l'enlever ?

— Tout à fait, dis-je en le retirant.

Au lieu de parler de plante, je leur en montre avec mes cheveux, me dis-je tout en me morigénant. Attirer l'attention sur la composition de la sauce serait condamner Rinée. Ma mère semble sortir de sa léthargie, son visage fatigué s'anime et ses yeux noirs s'éclairent un instant alors qu'elle émet un claquement de langue satisfait. Elle sait, me dis-je. Ici, seul Fario ignore la composition de la sauce. Je surprends un bref échange silencieux entre les deux adultes. Pour la première fois, je me demande ce qui les lie. Depuis mon enfance, je sais que des décisions sont prises par eux de concert, parfois avec Kim. Tous les trois ont été exilés ici dans la demeure ancestrale de ma mère, après l'épisode Kassendro. C'est un secret de Polichinelle même si personne n'en parle. Kassendro était un backen proclamant être le nouvel Intercesseur, en lieu et place de l'enfant pur qui avait été choisi à la naissance. Il était si convaincant qu'il avait des disciples parmi les purs, dont ma mère et l'Abbé.

Je m'empresse de finir de manger, je m'excuse et je sors de table. J'ai une épopée à engloutir.

La Meute des Barbelés [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant