Le marchand de sable

8-Will

Lise sert ma main de toutes ses forces, comme si elle avait peur que je la lâche. Je sens son regard sur moi, son énergie lumineuse qui traverse mon poignet et me réconforte en surface, mais dans le fond ça ne fait qu'empirer les choses. Elle veut juste mon bien, passer du temps ici, alors qu'à cause de moi, elle décroche de son monde. À cause de moi, elle en arrive à voler des somnifères. Parce que j'ai été égoïste il y a toutes ces années, elle continue d'en payer les conséquences.

Je me rappellerai toute ma vie de ce jour, où je l'ai vu la première fois, et où j'ai eu la sensation de respirer à nouveau, comme si j'avais été en apné jusque-là. Ça faisait deux ans que j'étais bloqué dans le nuage, seul avec seulement les divinités et le passeur.

 Quand j'y pense, je ne peux pas en vouloir au petit garçon de cinq ans que j'étais. J'avais désespérément besoin de compagnie, d'une amie, et Lise représentait exactement tout ça. Alors quand je l'ai vu en train de remonter le tunnel, je n'ai pas réfléchi un instant, j'ai couru et lui ai attrapé le poignet avant qu'elle n'ait fini de sortir. Je ne sais pas si je suis le premier qui a lâché prise, quand le passeur m'a tiré en arrière, mais c'était fait, j'avais laissé cette marque sur son poignet. Elle était une rêveuse : une " vivante capable d'accéder consciemment au monde spirituel, une aberration" comme l'avaient dit les divinités.

" Cela n'aurait jamais dû se produire. Si tu lui avais tenu la main plus longtemps, tu l'aurais tuée, en la tirant du côté des morts quand elle hésitait encore entre les deux !" J'avais cinq ans, mais ça m'a fait très peur d'avoir été si bête, si égoïste, si nul...

Quand elle s'était réveillée dans le monde des rêves pour la première fois le lendemain, j'avais tout oublié, tout abandonné à la joie d'avoir de la compagnie. Égoïste. Et maintenant, par ma faute, elle ne trouve pas sa place. Je lui ai arraché la chance d'être normale.

" À quoi tu penses ? " La voix de Lise, pressente et inquiète, me rappelle qu'elle est là, à côté de moi, qu'elle me tient la main.

" Rien d'important". 

Je croyais qu'on n'avait aucun secret l'un pour l'autre. Il y a un début à tout. Pourquoi elle n'a pas dit qu'elle avait des problèmes avec les autres humains ? Qu'elle ne se sentait pas bien ? Je ferais tout fait pour la consoler...

" Ça n'a pas l'air pourtant" Elle fronce ses sourcils, apparemment pas contente.

" Je te connais, c'est tout. Je m'inquiète pour ta nouvelle école. Je ne veux pas que tu aies des problèmes à cause de moi. "

" Si j'ai des problèmes, ce sera à cause d'eux."

Je la prends par les épaules, et la force à me regarder dans les yeux. Je n'ai pas le droit d'être égoïste.

" Je ne rigole pas Lili. Si tu commences à briser des règles pour me rejoindre, je refuserai de te voir. Tu es humaine avant d'être rêveuse, tu ne peux pas passer ton temps à fuir ici."

Un instant, je vois sa mâchoire trembloter et ses yeux rougir, puis l'instant d'après, tout a disparu, il n'y a que son visage agacé.

- Tu n'es pas ma mère Will. Et je suis très bien dans le monde réel, arrête de te faire des idées.

Je dois me concentrer au maximum pour comprendre ce qu'elle dit, quand elle ne transmet pas par la pensée. C'est épuisant, mais c'est ce qu'elle fait quand elle veut m'embêter. Et il faut l'avouer : elle est forte. Très forte.

Même si, à bien y réfléchir, je n'ai pas de comparaison, à part les esprits de gens morts depuis parfois des siècles.

J'ai comme un vide au milieu de la poitrine, un trou qui m'engloutit. Je pensais qu'on ne faisait qu'un, qu'elle me transmettait tout. En fait, je ne vois qu'un bout de sa vie. Sur quoi d'autre peut-elle mentir ?

Les phrases entendues il y a déjà dix ans remontent. " Le monde spirituel n'est pas fait pour les humains Will. Sois prudent avec elle, car certaines choses coûtent trop cher pour les souhaiter." Et si j'avais fait une bêtise tout ce temps ? À la considérer comme une part de moi, est-ce que je ne la mets pas en danger ?