17-Will

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" Will !"

" Will ! S'il te plait ! Dis-moi au moins ce qui ne va pas ! Je m'inquiète !"

Des bouts de la voix de Lily me parviennent, et me font mal au cœur. Quand je ferme les yeux, comme si ça allait tout régler, je la vois dans ma tête.

Elle a l'air totalement désorientée, désespérée.

Est-ce que je fais le bon choix ?

Ç'a l'air de lui faire tellement mal.

Ça me fait tellement mal.

Je tire un nouveau rêve, me remet à créer. Je dois être fort pour deux.

Quand elle sort enfin du monde des rêves, sa présence laisse un vide, que j'avais jamais ressenti autant avant. Je ne m'arrête pas, je ne dois pas, sinon je vais lâcher.

Je prépare les rêves suivants, de Catherine, Olivia, Elisabeth, Christina et Damien. À chaque, c'est un peu plus facile d'imposer des images dans leurs rêves, certains sont même générés naturellement. Je fais du bon travail.

Mais je crois que je me suis jamais senti aussi mal. Et si en faisant ça j'empirais la situation ?

Une fois les rêves préparés, peaufinés, encore, et encore, et encore, je finis par en avoir assez. C'est comme ça que je me retrouve à errer dans le nuage, sans but.

Les couches me portent jusqu'à un lieu sur lequel je n'étais pas tombé depuis plusieurs mois. Dès fois j'ai l'impression que cet endroit est vivant, qu'il me parle. Je dois vraiment être trop seul pour penser un truc pareil.

Bref, me voilà dans la salle d'attente, au bord d'un lac très différent de celui que j'ai créé. Personne ne s'amuserait à se baigner dans cette eau noire et poisseuse, que seule la barque du passeur peut toucher sans se désintégrer. On ne voit pas la rive opposée, perdue dans la brume, mais je sais ce qui s'y trouve, l'au-delà, la paix.

Je n'ai jamais emmené Lise ici, je crois que même si je voulais, je ne pourrais pas. Il y a des lois qu'on ne peut pas contourner, et elle s'est déjà approchée bien trop près de cet endroit.

Plus je m'approche du lac, plus les âmes qui attendent se font nombreuses, certaines impatientes, d'autres terrorisées, qui attendront encore longtemps ici, le temps d'accepter. À la vue de cet endroit, un souvenir, enfoui au fin fond de ma mémoire, remonte. La scène se rejoue dans ma tête.

Sur le ponton, le passeur aide quelques âmes à monter dans sa barque. Il ne tourne pas la tête vers moi, mais je sais qu'il a senti ma présence. Je m'approche tranquillement, content de le revoir. Sa longue barbe blanche, qui lui arrive maintenant aux genoux, me fait me rappeler que la première fois que je l'ai vu, j'avais trois ans, je l'ai pris pour le père noël. Aujourd'hui ça me paraît bête, j'ai douze ans, presque un adulte.

- Salut !

Je lui fais un signe de la main, et il tourne enfin la tête vers moi, où s'affiche un doux sourire.

- Salut gamin ! Ça fait plaisir de te voir !

Une fois à sa hauteur, nous nous prenons dans les bras. Sous mes mains, je peux sentir ses côtes saillantes, on dirait que le temps continu pour lui. J'ai jamais osé lui demander depuis combien de temps il est là, mais probablement plus qu'une vie humaine.

- Qu'est-ce que t'amène ici ?

- Je sais pas trop.

- Le nuage le sait pour toi, sois en assuré !

Il me tape dans le dos, un grand sourire aux lèvres.

- Comment ça va de ton côté ? La production de rêves bat son plein ?

- Bien sûr ! J'ai fait de sacrés progrès ! Tu verrais ce que j'arrive à faire maintenant !

- Et tu as bien grandi. Tu es un vrai jeune homme désormais !

- J'essaie de grandir en même temps que Lili, pour avoir l'air normal.

Le passeur me sourit gentiment.

- Toujours aussi entiché de cette petiote à ce que je vois. Ça ne m'étonne pas, j'ai su à l'instant où tu lui as tendu la main il y a sept ans que vous seriez inséparables. Et il n'est pas encore né celui qui me verra me tromper !

Je ne le contredis pas, et me contente de sourire. Si Lili l'entendait, elle serait probablement agacée. Elle est souvent agacée pour un tas de raisons que je ne comprends pas. Moi, ça me fait juste de petits chatouillis dans le ventre.

- Ça se passe bien avec les âmes ?

- Ça va, ça va. Mais je ne me fais pas tout jeune, tu sais. Chaque passage, j'ai un peu plus envie de rester de l'autre côté, de goûter enfin au repos.

Ça me fait un peu de peine d'entendre ça. J'ai toujours été habitué à sentir cette présence bienveillante, mais je regarde son dos voûté, ses doigts tordus, et je comprends.

- Mais ne t'inquiète pas, quand je ferai mon vœux, je viendrai te dire au revoir avant.

- Ça me fera tout drôle.

- Haut les cœurs gamin ! Un jour, toi aussi, tu utiliseras ton vœux, et avec un peu de chance, on se retrouvera de l'autre côté.

Je rigole avec lui de bon cœur, cela me semble tellement lointain, presque impossible.

- " Avec un peu de chance" ?

- Oui, si tu fais le vœu d'un repos éternel.

- Comme si j'avais le choix.

Le visage du passeur se referme, et je vois dans ses yeux qu'une conversation intérieure se déroule.

- Tu as le choix, gamin. Si on peut appeler ça comme ça.

- Ça veut dire que je peux faire le vœu que je veux ? n'importe lequel ?

Mon cœur s'emballe dans ma poitrine, mais je n'ai pas le temps de sauter de joie.

- Quasiment n'importe quel vœu. Rectifie le passeur.

- Est-ce que je peux...

- ... Redevenir humain ? Retourner sur terre ? Non, je crains bien que ce soit la seule exception.

Mon cœur se calme, déçu. Évidemment, ç'aurait été trop simple...

- Alors à quoi ça sert de pouvoir faire n'importe quel vœu ? Qu'est-ce qu'on pourrait vouloir à part ça ? Je demande, agacé.

- Ça, gamin, j'espère que tu ne le découvriras jamais. Car crois-moi, travailler ici pendant des siècles, c'est une chose, mais pour l'éternité, c'en est une autre...


Le souvenir se termine, et la réalité resurgit. Aujourd'hui, quand j'arrive sur le ponton, je ne vois pas cette discussion comme à l'époque. Je suppose que j'ai grandi. Le passeur n'est nul part dans les environs. Un instant, je me demande s'il s'est enfin décidé à partir, mais ça m'étonnerait qu'il le fasse sans un au revoir. Le lac est étrangement calme, et les âmes finissent par m'entourer, espérant sûrement que je les amène de l'autre côté.

- Désolé les amis, c'est pas moi que vous cherchez.

Je reste un moment à regarder l'horizon, et quand le murmure des morts est trop fort, je rebrousse chemin.

Le marchand de sableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant