Un instant je suis face à Will, qui brille tellement que je dois plisser les yeux, et l'instant d'après, j'ai l'impression de tomber violemment dans le vide. Les tâches de mon poignet, jusque-là rougeâtres, viennent de virer à un marron terne.
Le paysage autour de moi est gris, en haut, en bas, partout. Pourquoi je ne me suis pas réveillée ?
Je marche un peu, mais c'est comme si je faisais du surplace.
Où est-ce que j'ai atterri ?
Est-ce que c'est là que vont les dormeurs ? Est-ce que c'est ce que je suis condamnée à vivre maintenant ?
Pourquoi est-ce qu'il a fallu que je fasse ça ? Encore une fois, j'ai tout gâché.
À l'instant où j'ai essayé d'en appeler à l'égoïsme de Will, j'ai vu dans son regard que tout avait basculé. Il est l'opposé de tout ce que je rejette chez les humains, et pourtant, c'est à cause de son putain de sens moral que je me retrouve ici !
Je crie, mais aucun son ne parvient à mes oreilles. Ça ne m'empêche pas de continuer.
Ce vide m'oppresse.
Je cours. Je veux sortir d'ici. Je veux retrouver Will, ou je veux que tout s'arrête ! Mais je ne veux pas ça ! Je ne veux pas de toutes ces émotions atroces.
Je pleure. Longtemps.
Il y a quelque chose de bizarre à propos de cet endroit. Comme des murmures, des voix qui rampent à l'intérieur de ma tête.
- Laissez-moi tranquille !
" Lise..."
" Lise..."
- Je ne veux pas ! Partez !
Les voix se font plus fortes, certaines sont des échos de ma propre voix. Je reconnais Damien, Olivia, mes professeurs, Cécile, Emma.
" Lise ! Réveille-toi !"
Je voudrais tellement sortir d'ici, mais comment ? Et pourquoi faire ?
Je ne veux pas sortir d'ici, mais je ne peux pas retourner dans la réalité. Je n'en suis pas capable. Je ne sais pas comment ils font tous, mais je ne suis pas assez forte pour ça.
Ce n'est plus gris, mais noir autour de moi. Je m'écroule. J'ai beau me boucher les oreilles, rien ne semble capable de stopper les voix. Je me mets en boule et attends, c'est tout ce qu'il me reste à faire, je suppose.
Une autre voix vient se superposer aux murmures incessants. Je ne sais pas combien de temps je suis restée prostrée là, mais ça me parait interminable.
" Lise, ma chérie, je t'en supplie, accroche-toi."
- Maman ?
Sa voix me fait frissonner, et je peux sentir quelque chose se débloquer en moi. Je lâche prise. Le paysage autour de moi change, tout devient rouge et enfumé. Je suis dans une maison. J'ai cinq ans.
Tout brûle, je fais plus la différence entre mon corps et le feu et la fumée autour de moi. Où est maman ? Où est nounou ? Pourquoi je suis toute seule ?
Je veux que ça s'arrête. Dès que j'ouvre la bouche, la fumée piquante me brûle aussi à l'intérieur. Quand j'ouvre les yeux, elle les brûle. Ça fait plus mal que tout. J'ai la tête qui devient très lourde. Si je fais dodo, est-ce que ça fera encore mal ?
Il y a un tunnel noir devant moi. Je marche, j'ai toujours mal, mais je veux arriver au bout du tunnel. J'ai l'impression qu'au bout, il y aura plus de brûlure. Le chemin est plus long que je croyais, je marche, je marche, la douleur diminue.
J'arrive enfin au bout, il y a une lumière très blanche. Tellement blanche que je vois plus rien. Je ferme à moitié les yeux, j'entends des voix, mais je comprends pas ce qu'elles disent. Il y a quelqu'un dans la lumière. J'essaie d'avancer, mais ça bloque. Quelque chose me tire en arrière. La brûlure revient.
Devant moi, la personne tend la main. Je mets toute mon énergie, j'arrive à l'attraper. À l'instant où je touche ses doigts, un vent froid souffle sur ton mon corps et éteint toute la brûlure. Je me suis jamais sentie aussi bien. Je peux enfin avancer. Je sers la main et fais un pas.
Une voix résonne dans mes oreilles. Maman ?
Elle me supplie.
J'ai tellement envie d'avancer, mais Maman est dans l'autre sens.
Je peux pas laisser Maman toute seule. J'aime pas quand Maman pleure.
Mais c'est tellement agréable ici. Je me sens tellement bien. Au bout de la main, il y a un ange qui me sourit.
" Lise, ma chérie, si tu m'entends, je t'en supplie, bats-toi. Ne lâche pas. Reviens, je t'en supplie. Accroche-toi ma chérie, on va te ramener. Maman t'aime plus que tout au monde."
Je lâche la main, et une force incroyable me tire en arrière. J'ouvre les yeux, tout est flou, mais je vois Maman au-dessus de moi. La brûlure revient brusquement. Je hurle.
Je hurle encore, mais cette fois la brûlure est dans ma tête. Je suis toujours dans cette salle noire, mais un tunnel se dessine devant moi. Je le reconnais. C'est celui que j'ai emprunté il y a onze ans. Si je le prends, tout sera fini. J'apercevrai peut-être Will une dernière fois, puis la douleur disparaîtra pour toujours. C'est tentant, mes pieds m'en rapprochent automatiquement. Mais je m'arrête.
Il y a onze ans, j'ai fait le choix de retourner sur Terre. J'ai fait ce choix, et j'ai oublié pourquoi. J'ai fait ce choix parce qu'il y a des gens qui m'aiment et pour qui je compte. Je n'ai pas pu abandonner ma mère il y a onze ans. Est-ce que je le peux aujourd'hui ?
Le souvenir qui m'est revenu, que j'ai l'impression d'avoir péniblement revécu, change tout.
Pour la première fois, je comprends d'où vient cette peur. Cette peur de me sentir à nouveau abandonnée, de me retrouver seule.
Mais c'est à cause de cette peur que je suis aujourd'hui toute seule. Cette souffrance ne vient pas des autres, comme je m'en suis persuadée quand mon inconscient hurlait pour essayer de me protéger d'un danger écarté depuis onze.
Toute cette souffrance, ce ne sont pas les autres qui en sont la cause, c'est ce traumatisme étouffé qui conditionnait toutes mes réactions.
" Lise, ma chérie, je suis là. Je t'en supplie, accroche-toi. Je sais que j'ai été trop dure avec toi. Je ne savais pas comment t'aider. Je te jure qu'on fera tout pour changer ça, mais réveille-toi."
Je fais demi-tour. Une porte se dessine devant moi. Avancer est dur, j'ai l'impression qu'une force invisible me tire en arrière. Je découvre à quelques mètres de moi une petite luciole.
Comment est-elle arrivée là ?
Je ne sais pas pourquoi, mais elle me fait penser à Will.
La luciole m'ouvre le chemin, et se dirige vers la porte.
La pensée de mon meilleur ami me donne la force nécessaire pour avancer. Le dernier cadeau que je puisse accepter de lui, après tout ce qu'il a déjà fait pour moi.
Il est temps d'en finir avec ce traumatisme et de vivre dans la réalité, sans ce filtre qui déforme tout. Je dois à Will et à ma mère d'essayer de vivre. Je me dois à moi-même d'y arriver.
J'ouvre la porte et m'engouffre dans la lumière.
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Le marchand de sable
FantasyDans le monde réel, Lise se sent seule, menacée, écœurée des humains. Sa vie quotidienne, elle la passe en apnée, s'accrochant à son secret pour supporter et survivre. Car Lise est une rêveuse. Chaque nuit, alors que les autres dorment, elle, a la c...