6-Lise

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Comment c'est arrivé ? Tout est allé trop vite pour que je puisse vraiment l'expliquer.

Un instant, je me dirigeais vers une table vide au fond du self, l'instant d'après, je me retrouvais couverte de tomate, le liquide trop chaud et poisseux, qui me brûle presque, renversé sur le haut de mon sweat. Julie et Margot gloussent, pas un instant désolées.

Une boule dans la poitrine, je sens mon anxiété, qui n'était déjà pas très basse, monter en flèche.

Probablement la pire des réactions que je pouvais avoir, mais je laisse tomber mon plateau et court m'enfermer dans les toilettes. J'ai du mal à respirer, mes bras sont serrés autour de mes jambes, au sol de la cabine.

J'en ai marre.

Pourquoi est-ce que je ne peux pas être invisible ?

Qu'est-ce que je leur ai fait pour qu'ils s'acharnent sur moi comme ça ?

Je sais depuis longtemps à quel point notre espèce n'en a rien à faire des autres individus, mais je ne pensais pas jusque-là que la souffrance des autres pouvait leur être nécessaire.

Je n'ai pas demandé à être là.

Je ne veux pas vivre ici. Je ne peux plus. Je veux vivre dans le nuage.

Les larmes inondent mon pull déjà trempé par la sauce tomate, et mes yeux finissent par devenir lourds.

J'inspire profondément, avec l'impression d'avoir été en apnée depuis ma dernière visite. Il n'y a qu'ici que je suis libre.

" Will ? "

Il n'est pas là, et il ne m'entendra pas. Il doit être dans une couche basse, en train d'offrir sa bonté et sa gentillesse à ce monde qui ne le mérite pas. Ce n'est pas plus mal, qu'on ne se voit pas. Je ne veux pas qu'il soit inquiet, ou l'impliquer trop dans les affaires du réel. Ce n'est pas son monde et c'est tant mieux.

J'essaie comme je peux de nettoyer mon pull dans le lavabo des toilettes. J'essaie d'éviter le reflet de cette fille dans le miroir. Ses cheveux frisés, plaqués en arrière, son pull noir dont elle rabat toujours la capuche, comme si cela pouvait la protéger... Elle a l'air si mal que ça me donne envie de me remettre à pleurer. J'ai cours dans dix minutes, je n'ai rien mangé, mais je n'ai plus faim.

J'inspire. Ça va aller.

J'expire. Tout va bien se passe.

J'inspire. Cette nuit, je rentre à la maison.

J'expire, et je sors des toilettes.

J'évite les regards que je sens peser sur moi, et me fond dans la masse des élèves de ma classe, espérant qu'ILS ne m'aient pas encore repéré. Quand je pense qu'à une époque, je jouais avec eux dans les piscines à balles de la maternelle. Je m'amusais, j'étais heureuse.

Qu'est-ce qui a bien pu changer ? Eux ? Moi ?

Probablement un peu de chaque...

La sonnerie retentit et le prof nous fait rentrer. Je me réfugie sous une fenêtre, dans un angle que je juge stratégique pour que le prof m'oublie.

Il fait partie de ce genre de personnes que je déteste depuis le premier regard. Il y a une lueur dans ses yeux... dangereuse, qui se délecte de la souffrance des autres.

- Le prof pu le bouc !

Ce dernier se retourne et scrute la classe, pas encore furieux, le doute persiste. A-t-il bien entendu ?

- Qui a dit ça ?

Silence complet bien sûr. Je n'ai même pas bronché. Je sais exactement d'où venait la voix et sa propriétaire. Comme à un-deux-trois-soleil, il se retourne vers le tableau et reprend.

Le marchand de sableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant