Chapitre 4

20 5 2
                                    

Ça s'est passé il y a 5 ans. Du jour au lendemain, tout a basculé. Elles devaient quitter Londres pour se réfugier à Karachi, tout en se jurant de ne plus jamais en parler. De ce fait, aujourd'hui encore, il est des questions qui restent sans réponse, à savoir « pourquoi ? ».

Pourquoi elles devaient revenir à Karachi ? Pourquoi elles devaient travailler pour cet homme ?

Pourquoi Nephtalie lui était dévouée plus qu'à elle, plus qu'à sa sœur ?

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi !?

Ces questions, aussi essentielles que bruyantes, disparaissaient le temps d'une journée, celle de la commémoration de leur perte.

En ce jour, les sœurs Al Karima devaient se consacrer l'une à l'autre, tout en revisitant la mémoire de leurs défunts parents. Elles cuisineraient ce qu'ils aimaient manger, et feraient ce qu'ils aimaient faire. C'était là la tradition.

Mais hier, elle a été brisée pour la troisième fois. Nephtalie n'avait même pas remarquer que son petit déjeuner/dîner était en fait le plat préféré de leur père comme les années précédentes. Et aujourd'hui encore, elle ignore à quel point sa méprise fait encore souffrir sa petite sœur.

Pour ainsi dire, il ne reste rien de ce qui les unissait. Cette tradition n'est plus que poussière.

- Tu dis n'importe quoi..., commence Nephtalie toute choquée.

- Depuis cette nuit où tu es rentrée toute tremblante, tu n'es plus la même Nephtalie. Que s'est-il passé putain !?, demande violemment Madani.

La question choque Nephtalie, d'autant plus qu'elle semble réveiller un souvenir qui ne devrait jamais l'être, car, au même moment, elle se met à trembler.

- Qu'est-ce qui s'est passé Nephtalie ? T'as fait quoi de ma sœur ?, demande toujours plus violemment Madani.

Ce choc est de trop. Tellement que Nephtalie ne peut plus supporter le regard de sa sœur. En une fraction de seconde, sur son visage se lit une honte mêlée à une angoisse si profonde qu'elle fait trembler son âme.

Ne pouvant supporter davantage, la jeune femme tourne brusquement les talons, et part chercher une bouffée d'oxygène ailleurs dans la maison.

- pff... ça ne m'étonne même pas de ta part..., répond Madani, en regardant sa sœur partir.

Elle s'est trop abandonnée à sa rage pour voir que tout au fond elle, sa grande sœur, étouffe.

C'est une journée bien triste pour les Al Karima. Malheureusement, cette fois, elles ne trouvent plus en l'autre ce foyer, ce refuge contre la solitude. Pour la première fois de leur vie, elles sont toutes seules, malgré elles.

Qu'est-ce qui a creusé cet écart ? Quoi de mieux que le secret pour accomplir une chose vicieuse que de séparer les deux moitiés d'une famille comme ça ?

C'est en effet ce que Nephtalie dissimule qui a grignoté leur lien, laissant à la place un grand trou béant où Madani ne trouve plus ses repères.

Qu'est-il arrivé à sa sœur ? Seul Vicente connaît la réponse, mais jamais, il ne la lui donnera. « C'est elle qui doit te le dire » lui avait-il répondu la dernière fois. Et maintenant, elles en sont là, à un stade auquel elles ne se reconnaissent même plus.

Pourquoi Nephtalie ne se confie pas à sa sœur ? Ce secret est-il aussi hideux que ça ? Oh que oui. Si elle s'est jurée à elle-même de ne plus jamais en parler, c'est qu'il y a une raison.

C'est cette même raison qui l'a poussé à aller se cacher dans sa chambre, toute tremblante et suant à grosse goutte.

Le traumatisme est si profond que la jeune femme se replie sur elle-même en position fœtale, souhaitant revenir dans le ventre maternel, l'endroit le plus sûr au monde. Hélas, il n'y a qu'un plancher froid pour accueillir ses tremblements, ainsi que ses pleurs.

Jamais personne ne l'a vue dans cet état, et jamais personne ne la verra comme ça, tout comme jamais personne ne connaîtra son secret.

- Plus jamais. Plus jamais. Plus jamais. Plus jamais. Plus jamais. Plus jamais. Plus jamais. Plus jamais. Plus jamais. Plus jamais. Plus jamais, répète-t-elle de manière compulsive, presque maladive.

C'est presque comme si elle doit se prémunir d'un drame, d'une chose horrible qui ne doit jamais, au grand jamais, se reproduire sous la lumière du jour. C'est là l'ampleur de tout ce qu'elle cache, du fardeau qu'elle porte toute seule depuis bientôt 5 ans. La racine de tous ses maux.

Combien de temps ça a duré ? Difficile à dire. Le soleil s'est couché, puis s'est levé, puis s'est recouché encore une fois sans que les deux sœurs ne s'adressent la parole.

À ce qu'il parait, Madani aurait disparu de la maison depuis le 17, et Nephtalie n'est pas sorti de sa chambre non plus. C'est vrai, sauf pour la première partie. Madani n'est allée nulle part. Elle n'est juste pas montée à l'étage voir sa sœur. Ce faisant, elle espérait que sa sœur descende, comme ça, elle pourrait enfin lui faire une petite place dans cette portion de sa vie qu'elle ignore. Mais sans grand étonnement, Nephtalie n'est jamais apparue.

Elle s'y attendait. Mais quelque part, elle ne voulait pas le croire. Maintenant, elle doit regarder les faits en face et prendre une décision.

- Décidément... je n'ai plus rien à faire ici..., murmure-t-elle sur le canapé. Il faut que je m'en aille, poursuit-elle dans le fond de sa pensée.

Cette idée trotte dans sa tête depuis un moment déjà. Aujourd'hui, elle comprend qu'elle n'a rien à perdre. Alors, elle se lance. La sœur qu'elle a connue n'est plus dans cette maison. Pourquoi resterait-elle ?

Lentement, elle se lève du canapé, puis va en direction de sa chambre.

Elle s'imagine bien que sa sœur se mettra en travers de son chemin, mais comme le montre l'exemple du 17 septembre, sa sœur ne la remarquera probablement pas. Comment les choses ont pu aussi mal tourner ? Elle se posera cette question plus tard. Maintenant, il faut qu'elle parte.

Le trajet s'effectue en 2 minutes et demie. C'est un temps bien court, mais il est bien assez pour qu'elle se souvienne de leur retour au Pakistan après 9 ans d'absence.

Madani était joyeuse. Elle l'était toujours. Son pays avait changé, comme elle aussi avait changé, mais une fois qu'elle avait posé le pied à Karachi, l'un comme l'autre se reconnaissaient comme des vieux amis de longue date. C'était un peu brusque et inattendu, mais c'était bien de rentrer au pays.

Aujourd'hui encore, sa ville natale lui fait de l'effet. Elle est ravie d'être dans ses rues, d'habiter dans ses quartiers, et de marcher dans ses paysages, tout comme de dormir sous ses étoiles, ou de s'épanouir sous son soleil. Elle aime vivre ici. Mais qu'en est-il de sa sœur ?

En y repensant, Nephtalie ne lui a jamais dit ce qu'elle pense de la ville ou du pays. Jamais elle ne lui a dit aimer ou détester quelque chose d'ici, ou encore s'extasier de joie devant quoique ce soit. Et puis, a-t-elle seulement eu l'occasion d'apprécier son pays ou sa ville en restant devant son écran ?

Est-ce qu'elle est heureuse ?, se demande-t-elle enfin.

Jamais cette question n'a été posée. Du coup, jamais, elle n'a été répondue. Mais est-ce vraiment le temps de penser à ça ? Est-ce qu'il y a un temps pour ça ?

La question mérite réflexion. Quelques secondes plus tard, la réponse lui fait un choc. Face à la porte de la chambre, sa conscience se fige.

Est-ce que j'ai vraiment été aveugle à ce point ?, se demande-t-elle, prenant brutalement conscience que toute sa vie n'a été vécu qu'à sens unique.

- Pourquoi on doit retourner à Karachi ?, demandait-elle dans son souvenir.

- C'est pour notre sécurité Madani, répondait sa sœur dans un sourire.

Ce sourire, si beau, si éclatant, si sincère, était ce qui servit à la convaincre de faire ses bagages en coup de vent, sans prendre la peine de demander quel était ce danger qui les menaçait. Plus qu'un simple geste, ce sourire était une promesse. Elle n'était pas faite de mots, mais d'actes qui se sont perpétués jusqu'à maintenant. C'est une promesse que sa grande sœur a toujours tenue, à sa manière certes, mais elle n'a jamais failli.

Je veillerais toujours sur toi, disait la promesse scellée dans le temps.

L'Alignement des TempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant