Les bottes de Selena glissaient sur les pavés tandis qu'elle longeait les murs des maisons. La ruelle était aussi étriquée et sinueuse que les précédentes. Elle trébucha sur le sol inégal ; Eff'il la rattrapa de justesse par la manche.
- Merci, haleta-t-elle.
Elle frissonna en avisant la flaque dans laquelle elle avait manqué de tomber. Son odeur nauséabonde lui arracha un haut-le-cœur.
- C'est... très différent de ce que j'imaginais.
- Bienvenue dans la civilisation, fit Eff'il en fronçant le nez.
Dâat exhalait un mélange d'eau croupie, de pourriture et d'excréments qui les prenait à la gorge. Si cette puanteur était déjà difficilement supportable pour Selena, elle n'osait imaginer ce que ce devait être pour un elfe aux sens plus affutés que les siens. L'étroitesse des ruelles lui donnait l'impression de circuler dans un caveau et non dans une ville à ciel ouvert. Whyn avait dit que la porte Sud, par laquelle ils étaient entrés, donnait sur les quartiers les plus pauvres ; elle n'avait pas mesuré jusque-là le sens de ses propos. La route principale qui menait vers le vieux centre et le beffroi était bien entretenue, mais le labyrinthe de petites rues dans lequel ils s'étaient rapidement enfoncés offrait un tout autre spectacle.
Des masures grises de saleté s'entassaient de part et d'autre des ruelles, si proches que deux personnes pouvaient à peine marcher de front. Du linge pendait tristement sur des fils étendus aux fenêtres, et des nuées de mouches bourdonnaient autour des immondices amassées dans les caniveaux. Les gens qu'ils croisaient marchaient vite, les yeux rivés au sol, contrairement aux villageois de Gwanaen qui prenaient le temps de se saluer et de demander des nouvelles des uns et des autres. Il n'y avait ni rires, ni cris ; seulement un silence morose ponctué du gargouillis des eaux de pluie. Des enfants jouaient au coin de la rue, les vêtements pleins de boue ; ils les regardèrent passer d'un air méfiant. Sous un porche, un mendiant en haillons tendit vers eux ses mains suppliantes aux ongles noircis.
Selena n'était pas préparée à cela. Toute sa vie, Mua'lah avait répété qu'ils n'étaient pas riches, mais leur maison avait toujours été propre, et aussi ordonnée que pouvait l'être un orphelinat...
- Dépêchons-nous, dit Eff'il.
Elle approuva d'un signe de tête. Non loin de là, un chien errant reniflait des ordures ; il leva son museau lorsqu'ils passèrent à côté de lui.
Arrivés à Dâat en milieu d'après-midi, ils avaient attendu que Whyn parte en reconnaissance avant de s'aventurer dans la ville. Le prince n'avait pas repéré de garnison ennemie, mais il n'avait pas eu le temps d'inspecter toute la bourgade. Évidemment, il avait lourdement insisté pour que Selena et Lyanna attendent avec les hétalans hors de l'enceinte de Dâat. La jeune fille avait refusé. Eff'il n'était toujours pas au mieux de sa forme, et le voyage nécessitait un équipement conséquent ; ils ne seraient pas trop de trois pour le porter. Seule Lyanna était restée en arrière avec leurs montures, trop reconnaissables. La benjamine avait vivement protesté, mais Whyn et Selena étaient d'accord sur le fait qu'elle était la plus vulnérable d'entre eux et que sa présence n'était pas indispensable.
« Je veillerai sur elle, ne t'en fais pas », avait assuré Calypso.
Malgré sa promesse, une angoisse sourde étreignait le cœur de Selena. Elle pressa le pas. Plus vite ils auraient fini leurs emplettes, plus vite ils échapperaient à ce dédale glauque qui respirait la misère, et plus vite elle retrouverait sa petite sœur.
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ERALDIOR - Volume 1 - L'Héritière d'Emeraude
FantasyAutrefois, la terre d'Eraldior était le berceau de reines guerrières aux incommensurables pouvoirs. Liées par l'esprit à leurs destriers, les hétalans, ces ambassadrices des Dieux élémentaires assuraient la protection des humains dépourvus de magie...