chapitre 6

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      Dix années étaient passées, Mike et Megan rayonnaient de bonheur, le partageant avec leur petite fille de dix ans, Lucy. Née la première année de leur fuite, le couple n'avait pas prévu son arrivée. Cette nuit où tout a changé avec la mort de Louis, cette même nuit où Mike et Megan s'étaient intimement liés pour la première fois avait signé l'existence de Lucy. Ils n'avaient pas utilisé les préservatifs et comptaient sur leur chance — qu'ils n'avaient jamais eu — pour un oubli exceptionnel. Mais voilà que Lucy pointait le bout de son nez à l'improviste. Si cela avait été difficile, le couple avait su s'en sortir et vivait heureux avec Lucy, leur faisant oublier le passé terrible qu'ils fuyaient. Son prénom avait été choisi en l'honneur de la mère de Mike, qui avait porté le même.
     Désormais, Mike et sa petite famille vivaient dans une petite ville d'Angleterre et s'y plaisaient bien. Mike avait déniché un simple boulot de jardinage et de bricolage auprès de clients aisés tandis que Megan songeait à reprendre ses études. Lucy, elle, se contentait juste de se rendre à l'école chaque jour.
     Aujourd'hui était le trois décembre. C'était l'anniversaire de Mike mais également celui de Jay. Penser à son meilleur ami le rendait mélancolique. Après dix ans, il se demandait si Jay pensait encore à lui, parce que c'était son cas. Avait-il fini par lui en vouloir ? Avait-il tourné la page ? Ne rien savoir le torturait parfois mais il se disait aussi que c'était mieux ainsi. Mike espérait que son meilleur ami était heureux, dans une bonne situation professionnelle et familiale. Il aimait l'imaginer en professeur — comme il l'avait toujours voulu, avec une épouse qui le comblerait avec le même désir d'enfanter une équipe de basketball.
     — Mike ! Je vous souhaite un joyeux anniversaire.
     Madame Danvers était sa première cliente et vanter ses compétences lui avait permis de développer une clientèle. Veuve à l'âge de cinquante-six ans, elle lui témoignait une tendresse infinie et proposait souvent des biscuits. Les cheveux grisonnants, la dame lui tendit un boite de chocolats.
     — Merci, madame. C'est bien aimable de votre part.
     — Appelez-moi Lise ! Combien de fois dois-je vous le répéter ? gloussa-t-elle.
     — Désolé, je ne m'y ferai jamais ! confia Mike en dégustant un chocolat. Délicieux !
     — Je suis contente qu'ils vous plaisent. Comme c'est votre anniversaire, je vous laisse partir plus tôt. Profitez de votre famille.
     Reconnaissant, Mike combattit son émotivité et s'inclina légèrement pour la remercier. Il n'attendit pas longtemps avant de déguerpir pour chercher sa fille à un cours de musique. Au volant, il consulta sa montre et réalisa qu'il restait pas mal de temps devant lui. Il se gara devant le bâtiment et attendit le tintement de la cloche. Les mains sur le volant, il repensa à toutes les fois où Megan lui avait appris à conduire. Elle avait fait preuve de patience quand lui se laissait bouffer par la frustration.
     — Chaque chose en son temps, lui disait-elle à chaque fois.
     Le sourire aux lèvres, Mike regarda son propre reflet dans le rétroviseur central et s'attarda sur la marque à sa lèvre, causée par un coup de son père dix ans plus tôt. Il se dit que ça lui donnait un charme. Les grilles du bâtiment s'ouvrirent ; le père de famille descendit alors de son large véhicule et alla recueillir sa fille en la portant dans les airs. Lucy rit niaisement et embrassa la joue de Mike en lui chantonnant un joyeux anniversaire.
     — Merci, ma puce ! Tu as appris des choses intéressantes ?
     — Oui, super ! Mais j'étais pas concentrée, avoua-t-elle.
     — Ah oui, pourquoi ça ? demanda Mike en la reposant au sol.
     — Parce que j'avais trop hâte de te dire bon anniversaire ! s'exclama Lucy.
     Mike ébouriffa délicatement les cheveux de sa fille et lui baisa le front avant de lui ouvrir la portière. Lucy aperçut la boite de chocolats sur le siège et lui demanda si elle pouvait en manger. Après quelques secondes d'hésitation, le jeune homme accepta et lui tendit un chocolat blanc.
     — Trop trop bon ! s'excita la petite fille.
     — Oui, c'est Madame Danvers qui me l'a offert pour mon anniversaire.
     Déjà distraite par le décor des chocolats, elle ignora sa dernière phrase et se mit à chantonner. Mike sourit et démarra la voiture, le cœur léger à l'idée de retrouver sa femme et lui donner ses chocolats préférés. La route fut brève mais intense, Lucy avait choisi des chansons de Taylor Swift pour chanter à tue-tête, entraînant son père dans son extase. Il préférait quand les instruments menaient la musique mais le visage égayant de son enfant valait tout l'or du monde. Désormais, Mike connaissait les paroles presque par cœur, ne comptant plus le nombre de fois où les trajets en voiture résultaient en marathon de la discographie de cette chanteuse tant idolâtrée par Lucy.
     À la dernière intersection précédant leur maison louée, la voiture tourna à droite et traversa un pavillon de maisons collées les unes aux autres. La leur se trouvait à l'extrémité, plutôt à l'écart des autres, comme le couple l'avait choisi. Si Megan ne se mélangeait pas aux voisins, il y en avait un que Mike affectionnait particulièrement. Un retraité qui venait de perdre son épouse d'une vilaine maladie. Il allait souvent lui rendre visite, partageant un verre de vin à l'heure du dîner et livrant à des rêves qui ne se réaliseraient jamais. Un homme que Mike aurait aimé avoir comme père. Il ralentit la voiture devant la maisonnette de son voisin et constata l'absence de son véhicule sur l'allée. Déçu, le jeune homme songea à revenir dans la soirée et poursuivit sa route jusqu'à leur domicile. Une petite maison qui différait des autres avec la porte d'entrée repeinte en violet, la couleur préférée de Megan.
     — Ouais, on est arrivés ! s'écria Lucy.
     La tête plongée dans son écran, Mike défilait la liste des contacts pour chercher celui de son voisin, nommé Igor mais s'arrêta sur le nom de Jay. Ses sourcils se froncèrent, la douleur de son absence était toujours vive. Il avait gardé le même numéro mais se demandait si lui l'avait changé depuis. Mais il ne lui enverrait pas de message pour le découvrir.
     Un jour peut-être...
     — Jay ? C'est qui ?
     Curieuse, Lucy s'était approchée de son père et observait son attitude. Elle plongea ses yeux verts dans ceux de Mike qui tenta de cacher son chagrin.
     — C'est le meilleur ami de papa.
     — Ah bon ? s'étonna la petite. Mais je l'ai jamais vu.
     — Parce qu'on a eu des problèmes il y a des années et on n'a pas repris contact depuis.
     — Papa, il te manque ?
     Détournant son regard, Mike éteignit le moteur du véhicule et retira sa ceinture. Leur dernière rencontre lui revenait en tête et il voulait la chasser de son esprit. Son cœur contractait toujours en pensant à Jay. Un trou béant laissé par son silence. Seul lui pouvait y remédier, Mike le savait, mais il n'en faisait rien. Il desserra sa gorge nouée et se retourna de nouveau vers Lucy, qui ne remarqua pas l'émotivité dans ses yeux.
     — Pourquoi tu l'appelles pas ? demanda-t-elle.
     Mike haussa ses épaules et s'efforça de lui sourire.
     — La vie ne se passe pas toujours comme on l'espère, Lucy.
     — Je croyais que quand on aime quelqu'un, on le laisse jamais seul.
     — C'est vrai, c'est le cas... sauf si c'est ce qu'il y a de mieux à faire.
     — Alors tu l'as laissé ?
     À l'entendre prononcer ses mots, il se sentit défaillir. C'était une vérité qu'il avait toujours refusé de reconnaître ; Mike avait abandonné son meilleur ami et ne s'était jamais retourné. L'attendait-il toujours à ce jour ?
     L'inconfort ressenti par son père était palpable et Lucy coupa court à la conversation en espérant apaiser son cœur.
     — Ça ira mieux un jour, papa. On va voir maman ?
     — Allons-y, sourit-il à l'évocation de Megan.
     La boite de chocolats en main, Lucy se précipita jusqu'à la porte d'entrée et pressa son père de l'ouvrir. Amusé par son impatience, il ralentit ses gestes et mima un paresseux. Lucy dévoila ses dents déformés, un rire aigu émergeant de sa gorge. Le vent balaya ses cheveux et couvrit ses yeux, ce qui arracha un ricanement à Mike. Chérissant cette vue, il retarda l'ouverture de la porte et ébouriffa à nouveau sa chevelure brune. En insérant la clé, le jeune homme réalisa que la porte était ouverte. Surpris, un drôle de sentiment lui rongea l'estomac. Megan était ultra-méfiante, elle ne laissait jamais la porte déverrouillée, même si l'un d'entre eux était présent dans la maison. Le père de famille devança Lucy, la pressant à rester derrière lui sans rien dire.
     — Megan ?
     Sa voix trahit une inquiétude qui alarma la petite fille. Elle essaya de dépasser son père mais il l'en empêcha. Le salon semblait dans un piteux état, des objets traînaient au sol et un rideau était déchiré. Mike traversa la pièce et découvrit une vision d'horreur. Des empreintes de doigts ensanglantées arboraient les murs et le parquet clair avait changé de couleur. Un corps gisait, l'abdomen couvert de plaies et le sang en jaillissait. Il reconnût les cheveux courts de Megan et le gilet qu'il lui avait donné dix ans plus tôt. Agonisant, la jeune femme peinait à prononcer le prénom de Mike mais elle souffla de soulagement en le voyant. D'abord figé le temps de quelques secondes, le jeune homme se jeta à genoux et appuya sur les blessures avec ses mains.
     — Il faut empêcher le sang de couler... Lucy, apporte-moi une serviette !
     Le parquet sous ses pieds se remplit d'urine, la petite fille était incapable de réagir, le visage ravagé par les larmes. L'appeler une deuxième fois la sortit de sa transe, elle tomba et se retrouva trempée de son urine. Mike ne contint plus ses larmes et retira sa veste ainsi que son maillot, maintenant ensuite la pression sur les plaies de Megan avec le tissu. Cette dernière toussa et gémit de douleur, la respiration perdant sa cadence.
     — Que s'est-il passé, Megan ?
     Sa bouche s'entrouvrit mais incapable d'émettre le moindre son, la frustration la gagna et ses larmes coulèrent de plus bel. Mike secoua la tête et sortit son téléphone de la poche, prêt à composer le numéro des urgences mais Megan l'en empêcha avec les forces qu'il lui restait ; elle attrapa l'objet et le jeta plus loin.
     — Megan ! On doit t'emmener à l'hôpital !
     Il fit les gros yeux, abasourdi par son attitude mais la jeune femme de vingt-huit ans secoua sa tête et puisa dans ses dernières forces pour lui parler.
     — Je vais- je vais mourir. Je le sens.
     — Non, ne dis pas ça ! On peut te sauver si on t'emmène à l'hôpital ! s'écria Mike.
     — On n'a pas fui dix ans... pour que tu te fasses arrêter comme ça.
     — Je ne peux pas te laisser mourir ! Au diable la police ! Qu'ils m'arrêtent !
     — N-non, Mike.
     En colère, il refusa de l'écouter davantage et allait récupérer son téléphone plus loin quand elle lui saisit la main faiblement, le forçant à arrêter. D'une voix fébrile, Megan essaya de parler de nouveau mais ça devenait plus difficile.
     — Megan, reste avec moi.
     Les mauvais souvenirs datant de dix ans remontaient à la surface, le sacrifice qu'elle était toujours prête à faire pour lui ; il détestait ça. Cet amour qui causait sa perte une nouvelle fois, Mike ne pouvait pas l'imaginer. S'il était heureux d'avoir vécu tout ce temps avec elle, à grandir ensemble, il maudissait le malheur qu'il lui reflétait. Tant de choses avaient changé entre eux et le couple avait évolué d'une manière dont le garçon de dix-sept ans n'avait jamais imaginé.
     — Ne me laisse pas. On trouvera une solution pour la police, OK ? Tant que tu es toujours là, hein ?
     Tout quitter pour la perdre ainsi était inimaginable. Mike approcha son visage et posa ses lèvres sur celles de son épouse, sentant le goût salé de ses larmes. Le passé affluait devant lui et il se demandait si elle y pensait aussi.
     — Tu vas encore te sacrifier pour moi, c'est ça ? Pourquoi tu ne penses pas à toi ? Bon sang, Megan ! protesta-t-il, indigné.
     — C'est déjà- déjà perdu, Mike. Tu dois rester avec Lucy.
     — Qui t'a fait ça ? Dis-le-moi !
     Ses paupières s'alourdirent, le temps était compté et il le voyait bien. Tout le sang qui quittait son corps donnait l'impression que cela n'en finirait jamais ; elle en perdait beaucoup trop.
     — Tu te rappelles... Il y a dix ans...
     — Oui, Megan. Comment oublier ?
     — Pas ton père. Nous.
     — Oh, oui... Nous. Comment oublier aussi ?
     Megan sourit faiblement mais elle toussa une énième fois. Elle voulut parler mais sa voix lui jouait des tours. Son regard se noya dans celui de Mike, qui prit le relais.
     — Il y a dix ans. Ça fait si longtemps, n'est-ce pas ? Nous avons vécu tant de choses...
     — Ou-oui...
     Elle sourit de plus bel malgré la douleur, avec ces souvenirs qui défilaient dans sa tête.
     — Mais il y a tellement de choses à vivre encore, insista Mike. Tu ne peux pas partir maintenant.
     — Je ne peux pas rester, Mike... J'ai-j'ai si mal.
     — Écoute-moi, tu ne peux pas t'en aller. Comment je vais vivre sans toi, moi ? Tu crois vraiment que j'en suis capable ? Je serai une loque sans toi. Je t'aime, Megan ! Encore plus qu'à nos débuts. Et je ne savais pas que c'était possible de t'aimer encore plus. Chaque jour me surprend davantage parce que je me retrouve à t'aimer plus agressivement. Tu sais, le type d'amour qui me donne envie de déployer mon corps, de te serrer si fort contre moi que nous ne pourrions même plus respirer. Le type d'amour qui me donne envie de t'arracher un baiser à m'en couper la lèvre, de ne faire plus qu'un jusqu'à se faire mal. Bon sang, Megan, je t'aime d'une passion dévorante, je te veux tout le temps. Comment je vais vivre si t'es plus là ?
     Les pleurs de Lucy s'intensifièrent, assise sur le canapé du salon qui s'imprégnait de son urine. Elle ne put se résigner à rejoindre sa mère, la voir dans cet état lui arrachait le cœur. Une vision qui la suivrait dans ses cauchemars si elle s'y risquait.
     — Megan ?
     Cils mouillés, lèvres souillées de sang séché, la jeune femme avait les yeux ouverts mais elle ne voyait rien. Éteints, ils s'étaient perdus dans le vide. Ce visage qui le ramenait dix ans en arrière, devant l'expression livide de son père. Mike posa ses mains sur les joues froides de Megan et essaya de se noyer dans son regard comme il avait l'habitude de le faire. Mais le néant le cueillit. Sa voix se brisa dans un dernier appel sans écho.
     — Non ! Non, non, Megan... Tu peux pas nous laisser !
Mike passa le bras sous sa nuque, la ramena contre son torse et éclata en sanglots. Il la berça tout en caressant ses cheveux fraichement coupés et garda la tête posée sur sa poitrine. À cet instant, le silence de son corps, ces battements de cœur qui manquaient, lui enleva une part de lui qu'il ne récupérerait jamais.


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