chapitre 9

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      Son cœur saignait. Cet homme avait fait souffrir Megan et l'avait peut-être tuée. La vérité n'importait pas ; il devait quand même l'achever. Durant vingt ans, même sa conscience avait saturé. Pensant avoir tué son père, Mike se réveillait en sursaut au milieu de la nuit avec ce même visage dans la tête, ce même rire gras qui lui hérissait les poils à chaque fois. Megan n'étant plus là, il ne la voyait plus à ses côtés pour se rassurer et se dire qu'il était en sécurité. Plus personne pour s'accrocher, l'espoir, qui l'avait transporté, disparu. Rien ne suffisait pour le ramener à bord, tout était signé pour lui ; sans Megan, il errait sans but. Il s'était déjà demandé ce qui se passerait quand son meurtrier serait attrapé — et tué. Qu'est-ce qui l'attendait à l'autre bout du tunnel ? La route était déjà trop difficile à traverser. Rien ne l'extirpait de ses maux, une blessure permanente qui le vidait. Ni même la loyauté de Max le confortait, ni même la férocité de Lucy le renforçait. Megan avait été tout pour lui et maintenant, il était seul comme un idiot dans le désert.
     — Papa, arrête ! N'oublie pas ce qu'on a dit dans la voiture ! insista Lucy.
     Elle essaya de s'interposer entre eux, il la repoussa aussi délicatement que possible mais elle persistait.
     — Je ne lâcherai pas, papa !
     — Je ne veux pas te faire mal, Lucy ! Écarte-toi !
     — Non !
     Pour la première fois, la jeune fille l'encercla de ses bras et posa sa tête sur le dos de son père. Désarmé, Mike fléchit son poing élevé dans les airs. 
     — Papa, on a promis de venger maman. Il nous faut le vrai coupable. On devrait au moins s'assurer que c'est lui, hum ? Après, on fera ce que tu voudras.
     Ses mains se resserrèrent sur le torse de Mike et fermant les yeux, elle écouta les battements de son cœur s'emballer. Au bord des larmes, Lucy résista mais il pouvait entendre ses reniflements et céda. Il donna un coup de genou au nez de Louis, suffisamment fort pour le lui casser et se retira enfin.
     — Pour tous les coups que je me suis pris, tu en mérites bien plus.
     Il l'attrapa par le col et le traîna jusqu'au salon, le poussant sur le canapé. Louis gémit, la main sur son nez et respira bruyamment. Indifférent, Mike s'adossa contre le mur, les bras croisés, et le fixa. Rien ni personne ne détournerait son attention devant sa détermination, il en ignorait même la blessure de Max. Ce dernier les rejoignit dans la pièce et s'assit sur une chaise près de la fenêtre, tandis que Lucy se tenait debout, croisant ses bras de la même façon que son père.
     — J'peux pas avoir des mouchoirs ? J'pisse le sang.
     — Non, répondirent Mike et Lucy.
     Cette harmonie titilla Louis qui grinça des dents. Il marmonna dans sa barbe et reporta son attention sur Max.
     — Tiens, c'est pas Jay ça. Tu t'es trouvé un autre pédé ?
     — Ferme-la.
     — Comme ta nana n'est plus là, faut bien que quelqu'un s'occupe de toi.
     — Arrête !
     Ses joues s'empourprèrent comme c'était le cas dans son adolescence et cette même réaction arracha un autre rire grassouillet de Louis. Il dévisagea Max longuement mais ce dernier ne défaillit pas ; il avait l'habitude des homophobes qui essayaient de l'effrayer. Un jeu de regard que Louis brisa en reportant son attention sur Mike.
     — Au moins, il a l'air plus riche de Jay. C'est déjà ça.
     — Ça suffit. Maintenant dis-moi, tu as tué Megan ?
     — Mais j'sens un petit truc différent entre vous deux. Ça doit être spécial.
     — Je ne vais pas me répéter. As-tu tué Megan ?
     — Après, j'ai toujours su que t'aimais te faire enculer. Même te battre ne suffisait pas pour t'enlever l'envie. Ce gars doit être bon pour t'avoir après ta nana.
     Perdant sa patience, Mike se remua brusquement et sortit un couteau de poche qu'il plaça à sa carotide. Louis se figea et sonda son fils du coin de l'œil. Il ne pouvait pas nier la détermination dans ses yeux ; Mike était capable de le tuer là maintenant. Il déglutit malgré lui, le sourire toujours marqué. Au loin, Max bloqua sa respiration, oubliant la douleur à son poignet.
     — Continue sur cette histoire de gay et je te plante.
     — OK, OK...
     Il se retira mais garda le couteau en main que Louis ne détacha pas des yeux.
     — J'connais la vérité de toute manière.
     — De quoi tu parles ? râla Mike.
     — T'as toujours aimé les bites, ricana Louis. J'me demande si ta nana s'en doutait.
     Max avait l'impression qu'il cherchait à se faire tuer et se décida à arracher le couteau de sa main, ce qui provoqua la colère de son ami. Il essaya de le récupérer, osant saisir son poignet blessé pour le briser mais Lucy intervint à temps. Malgré sa surprise de le voir ainsi, la jeune femme prit la défense de Max et obligea son père à reprendre ses esprits.
     — Comment tu peux essayer de faire mal à Max ? explosa Lucy. Tu lui as pété le poignet déjà !
     — Laissez-moi gérer mon truc ! se défendit Mike.
     — Non, ça suffit ! enchérit Max, le couteau en main. Règle les choses différemment.
     — Si c'était pour se mettre en nous, pourquoi tu m'as suivi tout ce temps, hein ?
     — Je ne veux juste pas que tu finisses par regretter parce que clairement, tu es incapable de raisonner !
     La dispute prit une tournure différente, les deux amis se criaient dessus comme si personne ne les entourait.
     — Je ne t'ai rien demandé ! s'exclama Mike.
     — Je ne fais pas ça pour que tu sois reconnaissant plus tard ! Je le fais pour ton bien.
     — Qu'est-ce que j'en ai à foutre de mon bien ? Après ça, il ne restera plus rien pour moi.
     — Plus rien alors ? Et Lucy ? Et moi ?
     Sa voix se brisa à la dernière interrogation. Respirations saccadées, les deux hommes se sondèrent et laissèrent le silence creuser un fossé entre eux. Lucy assista impuissante à leur déchirement ; elle ne se souvenait pas les avoir vu se disputer aussi fort. Le dos vouté de Max la chagrina, elle savait combien il était sensible aux mots de son père.
     — Bon sang, on n'a pas le temps pour ces histoires ! se détourna Mike.
     Et le cœur de Max se brisa de nouveau. Il avait cessé de compter le nombre de fois où Mike s'était renfermé devant lui.
     Louis ricana en croisant le regard de son fils et hocha la tête.
     — J'le savais. C'est des bites que t'aimes t'enfourner.
     — Je n'ai peut-être plus le couteau mais j'ai mes poings, rétorqua Mike.
     Il s'avança vers lui et balança un autre coup, visant son nez exprès. Un autre craquement lui arracha un hurlement. Pour ne pas attirer la curiosité des voisins, Mike enfonça dans sa bouche une chaussette sale qui traînait par terre, et l'empêcha de la rejeter avec sa main. Louis suffoqua, incapable de respirer par le nez. Sa peau rougit et il avait l'impression que ses yeux allaient exploser. Le trentenaire finit par le lâcher une dizaine de secondes plus tard et fronça ses sourcils.
     — On peut passer aux choses sérieuses ? Je peux faire ça toute la journée.
     Paniqué, Louis secoua vivement sa tête.
     — Très bien. Tu vois, quand tu peux.
     Mike s'installa sur le canapé à ses côtés et le fixa de ses yeux sombres. Son père se sentit mal à l'aise et tenta de s'écarter de lui, sous le regard intrigué de Lucy. Ce n'était pas la première fois que Mike utilisait la torture pour faire parler quelqu'un mais le voir exercer cette pression sur son paternel lui donnait une sensation étrange. Elle pensa à sa mère, se demandant ce qu'elle penserait. Serait-elle fière ? Elle n'en était plus si sûre.
     — As-tu tué Megan ?
     — Non, non. C'est pas moi. J'savais pas qu'elle était morte !
     — Tu dis la vérité ?
     — Oui ! J'étais dans le coma ! se justifia Louis.
     — Elle a été tuée moins d'un an après ton réveil, précisa Mike.
     — C'est vraiment pas moi ! Même si je l'ai revue, je l'ai pas touchée !
     Son cœur manqua un battement. Il l'avait revue ?
     Megan ne lui avait rien dit. Et pourquoi elle le reverrait ? La colère monta en lui, Louis mentait probablement pour dévier le sujet. Son regard sombra, entrant dans une rage noire qu'il essayait de contrôler. Sur le côté, Lucy commençait à se remémorer d'un lointain souvenir.
     — Promis ! s'obstina Louis.
     — Où ? Quand ? Et pourquoi même ?
     — Dans un parc à côté de la ville où vous viviez. Je t'assure, j'savais pas que vous étiez là. Un pur hasard.
     — Tu ne te foutrais pas de ma gueule ?
     — Non, papa. Je crois que je me souviens. J'étais là, réalisa Lucy.
     Il leva sa tête en sa direction et son front s'affaissa. La jeune femme crut y lire un sentiment de trahison et s'empressa de le rassurer aussitôt.
     — Maman ne t'a jamais trahie ! On était allées là-bas parce qu'une copine y fêtait son anniversaire. Et il était dans les parages.
     — Ouais, j'voulais chopper le père d'un gosse là-bas... Mais quand j'ai vu ta nana, je l'ai reconnue direct.
     — Elle aussi. C'est pour ça qu'elle a pris ma main en plein milieu du chant d'anniversaire pour partir et en arrivant à la voiture, il nous avait rattrapées. Elle tremblait tellement et elle pleurait. Je ne comprenais pas pourquoi elle était dans cet état... À ce moment-là, je ne connaissais pas l'histoire.
     — Ouais, bon, c'est de l'histoire ancienne. J'voulais juste lui faire savoir que j'étais vivant, que tu m'avais pas tué. Au cas où tu t'en voulais. Mais là, à te voir, c'est ce que t'aurais préféré.
     — J'ai su que tu étais en vie seulement ce matin.
     Le silence de Megan étonnait Mike. Il se demandait pourquoi elle avait choisi de taire leur rencontre et puis se dit qu'il aurait peut-être préféré ne pas savoir à ce moment de sa vie. Son cœur palpita en attendant la suite de son récit. Et si cette fois-ci, il l'avait touchée ? Mais à en voir le calme de Lucy, rien de grave n'avait dû se passer.
     — Ta pauvre nana. Tellement timbrée qu'elle m'a dit de la prendre plus loin. Elle voulait pas que sa gosse nous voit.
     Sa mâchoire se serra. Il savait qu'elle n'avait pas changé. Toujours à se sacrifier. Le respect de son corps, elle n'avait jamais vraiment su le récupérer. Quand elle observait son corps sur le miroir, sa femme voyait toujours les empreintes sales d'autres hommes et se donnait si elle pensait que ça l'épargnerait.
     — Elle a même ouvert son chemisier, dingue ! s'exclama Louis.
     — C'est pas vrai ! objecta Lucy. Enfin, juste un peu... Elle avait peur.
     — Ouais, j'ai capté... J'ai reconnu la forme de ses seins, toujours les mêmes que la première fois.
     — Tu veux vraiment que je te plante ?
     Louis s'excusa hâtivement et se passa la langue sur sa lèvre supérieure.
     — Bref, j'lui ai dit que j'lui ferai rien. Elle avait du mal à me croire. Elle avait dit que je disais ça parce que je voulais la forcer dans la violence. Pauvre gamine. Elle a dû vivre ça j'sais pas combien de fois. Elle sonnait comme une pro.
     — Épargne-nous tes commentaires, intervint Max qui voyait son ami ciller.
     — Il s'est rien passé, j'vous assure ! jura Louis. J'ai dit que j'voulais pas lui faire du mal et que j'étais juste venu montrer que je suis vivant. Je suis parti après.
     Mike se retourna vers Lucy qui confirma sa version.
     — Ce jour-là, maman m'a racontée toute l'histoire.
     — Qui nous dit que tu ne l'as pas suivie jusqu'à la maison ? Tu aurais pu revenir la tuer.
     — Quoi ? Non, quel intérêt ? soupira Louis.
     — Je ne sais pas, rétorqua son fils. Pour nous faire payer d'être partis ? Si elle n'avait jamais été là, je ne serais jamais parti de la maison. Ou alors parce que j'ai failli te tuer.
     Il ricana de nouveau et secoua la tête. Ce rire gras qui le meurtrissait. Ça le ramenait sans cesse aux cris d'effroi de Megan ce jour-là. Peu importe s'il l'avait tuée ou non, Mike ne pouvait pas se résoudre à le laisser en vie quand sa femme n'était plus de ce monde. Leur vie aurait été tellement différente s'il ne l'avait pas entravée.
     — Pas du tout ! Dis-moi à quelle date c'était !
     — Tu vas me dire que tu te souviens de ce que t'as fait ce jour-là ? Il y a dix ans ? s'irrita Mike.
     — J'sais pas, il y a une période où j'ai été mis dans un centre de détox'. Impossible de sortir !
     — Le jour de mon anniversaire. Il y a dix ans tout pile.
     — C'est pas moi ! Tu peux vérifier si tu veux ! J'y étais de fin octobre à fin avril.
     Peu importe. Tu mourras aujourd'hui quand même.
     Max nota l'information dans son portable et assura à son ami qu'il allait se renseigner.
     — Ouais, écoute ton mec.
     — Tu recommences ?
     — Quoi ? Assume, fiston ! J'connais la vérité, y'a pas de mal à admettre que tu lui suces le gland.
     À ce stade, il jurerait que son père essayait de le provoquer pour qu'il le tue. Pensant avoir eu toutes les informations qu'il lui fallait, Mike enfonça de nouveau la chaussette dans la bouche de Louis et lui pinça la nez, tâchant ses mains de sang. Max qui s'était éclipsé pour des coups de fil, seule Lucy assistait à la scène et ne réagissait en rien. Louis gigotait, essayait de se libérer des mains imposants de son fils mais faiblissait inévitablement. Son nez déjà cassé lui faisait atrocement mal, les larmes coulant sur ses joues. L'expression du visage de Mike ne changea pas, une indifférence qui faisait froid dans le dos. Lucy ne réagit pas, pourquoi l'arrêter si ça permettait de supprimer un monstre dans ce monde ? Elle repensait à sa mère, tant traumatisée par les abus sexuels répétés dans son enfance. Elle repensait à son regard terrifié en apercevant Louis. Elle repensait à sa mère prête à céder une nouvelle fois pour en finir. Elle repensait à sa mère qui avait supplié Louis de s'isoler pour que sa fille n'ait pas à la voir ainsi. Elle repensait à sa mère qui pleurait, avec le chemisier ouvert sur sa poitrine nue, dans la voiture. Elle repensait à sa mère tremblotante quand elle lui racontait, une fois à la maison, ce qui s'était passé dix ans plus tôt, ce fameux jour qui avait marqué leur fuite — là où l'extase d'une nuit torride avait laissé place à une matinée sanglante. Elle repensait à sa mère qui lui avait suppliée d'aimer son corps malgré et envers tout. Elle repensait à sa mère qui n'avait pas arrêté de pleurer jusqu'au retour de son père et qui avait prétendu que tout allait bien. Elle repensait à sa mère qui avait enchaîné les cauchemars chaque nuit jusqu'au jour de sa mort. Sa mère qu'elle n'avait pas réconfortée dans son dernier souffle. Sa mère qui avait toujours souffert, dans le silence si elle souriait. Sa mère qu'elle aurait voulu protéger du monde. De la mort.
     Les pieds de Louis cessèrent de remuer. Son corps s'affaissa sur le canapé, les orbites rougies de suffocation. Mike se redressa, recula de quelques pas et contempla la vision d'horreur sous ses yeux. Le sang étalé sur tout son visage, la chaussette qui avait presque disparue au fond de sa gorge. Paralysée, Lucy croisa le regard de son père. Il s'effondra alors, les larmes ruisselants et elle se précipita pour le recueillir dans ses bras. L'entendre sangloter lui retournait le cœur et désormais, la jeune femme pleurait elle aussi.
     — C'est rapide, je sais mais j'ai eu confirmation du centre-
     Revenant après cinq minutes d'absence, Max se retrouva sans voix devant le cadavre de Louis. Si au fond de lui il s'était attendu à sa mort, il était surpris de le découvrir ainsi, là maintenant. Mike pleurait toujours dans les bras de sa fille et à cet instant, son cœur abandonna. Il les approcha et les enlaça de sa grande taille.
     — Pour Megan.
     — Pour maman.


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Mais les choses ne font que commencer...
Alors, dis-moi ce que t'en as pensé <3

Where hope leads usOù les histoires vivent. Découvrez maintenant