chapitre 24

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      Le repas commença dans une atmosphère étrange, Mike et Max étaient distants l'un de l'autre, tandis que Lucy évitait le regard de Jay. S'il avait voulu lui en faire part, le trentenaire s'était retenu. Après tout, ils étaient en présence d'autres personnes, et au-delà tout, il y avait le père de Lucy — anciennement son meilleur ami. Jay se dit qu'en fin de compte, il valait peut-être mieux de taire son ressenti puisqu'il réalisait que l'apparition d'inconfort entre eux indiquait la présence de quelque chose qui n'avait pas lieu d'être.
     Un serveur aux longs cheveux blonds leur apporta les plats, Mike et Max avaient opté pour le même. Un bon fish & chips d'Angleterre. Jay avait choisi une tourte au poulet, c'était une première pour lui. Seule Lucy avait pris une pizza à l'américaine. Personne n'éleva la voix, ni même pour signifier leur appréciation culinaire. La jeune femme enfourna une part dans sa bouche et sentit quelques regards peser sur elle. D'abord son père, puis Jay. Placés côte à côte, Max refusait de regarder dans sa direction, l'empêchant de maintenir un contact visuel avec Lucy. Il lui fallut un moment avant de comprendre ce qu'ils espéraient et la frustration grandit en elle, rongeant ses pensées. Incapable de savourer son repas dans ces conditions, la jeune femme laissa éclater son sentiment d'oppression.
     — Ce silence est en train de me tuer !
     — Hum ? leva la tête Max.
     — Pourquoi vous ne parlez pas, hein ? fulmina Lucy. À me regarder comme des suricates !
     Gênés, les autres hommes n'osaient pas croiser son regard à l'exception de Max qui semblait compatir. Il reconnaissait n'avoir rien arrangé avec son attitude distante. Focalisé sur ses propres émotions, le trentenaire n'avait pas pensé à alléger l'atmosphère au profit de Lucy. Les yeux rougissant, elle allait exploser.
     — Vous avez perdu votre langue ? Répondez ! explosa-t-elle.
     La vérité, c'était qu'ils ne savaient pas comment calmer la situation autrement que d'admettre qu'ils s'en remettaient à elle, une option qu'ils préféraient ne pas risquer. Devant leur mutisme, Lucy laissa tomber sa part de pizza sur son assiette et se couvrit les yeux avec ses poignets, échappant un lourd soupir. Elle était las.
     Las.
     Las.
     Las.

     — On est ici pour votre réconciliation ! Papa, Jay ! En vingt ans, vous devez avoir des choses à vous raconter, non ? Rien à dire ?
     Aux regards coupables, les deux concernés ne se défendaient pas. Les sourcils relevés, Mike assista, impuissant, à l'emportement de sa fille. De nature patiente, un trop-plein d'émotions devait avoir eu raison d'elle. Son cœur se brisa, hésitant à réagir mais perdu, il tourna la tête en direction de Jay et y lut la même détresse.
     — Et toi, Max ? l'attaqua Lucy. T'as fini de bouder ? Si tu étais transparent avec tes sentiments, on n'aurait pas à se taper vos sales têtes à toi et papa !
     À l'évocation de son nom, l'homme d'affaire se renfrogna dans sa chaise et fuit le regard de Mike qui se porta sur lui. Cet air ahuri l'agaçait. Comme s'il ne savait rien...
     Lucy secoua sa tête et les pointa chacun du doigt avec ces yeux perçants qui les liquéfiaient sur place. Elle y transmit tout son ressentiment, espérant faire passer le message, sans voir que son doigt tremblait.
     — Vous êtes des adultes, comportez-vous comme tels ! Ça vous tuerait de faire tomber ce mur entre vous ? Cette fierté à deux balles qui ne fait que nous mettre les bâtons dans les roues.
     — Lucy...
     Refusant de reconnaître la voix de son père, la jeune femme continua sur sa lancée. Personne ne rejetterait la validité de ses sentiments.
     — Non, pas de Lucy ! À votre grand âge, j'ai l'impression de devoir gérer vos interactions ! Comment je pourrais avoir une figure d'inspiration avec des personnes comme ça ?
     — Je comprends, on pour-
     — Je m'en fiche, le coupa-t-elle. Arrêtez de vous reposer sur moi, j'en ai ma claque !
     Sur cette fureur, la jeune femme se leva brusquement, manquant de faire basculer la chaise, et quitta la salle du restaurant sous les regards curieux des clients présents. La férocité de sa voix avait attiré l'attention de tous, témoins de ses mots décisifs. Détestant se donner en spectacle, Max garda la tête baissée et continua de manger pour se distraire.
     — Je n'ai plus d'appétit, lâcha Mike en jetant sa fourchette.
     — Moi aussi, soupira Jay. Je suis désolé.
     — Non, c'est moi...
     Les deux anciens amis échangèrent un regard entendu. Jay finit par sortir quelques billets et les posa sur la table malgré la négation de Mike qui voulait payer l'addition.
     — Laisse. C'est pour moi. Je vais y aller.
     Regrettant son départ, le trentenaire ne chercha pourtant pas à le retenir. Encore cette fierté que Lucy maudissait, une habitude dont il peinait à se débarrasser. Il dévisagea Jay qui ressentait son angoisse.
     — On se reverra, n'est-ce pas ?
     — Bien sûr, lui assura Mike, le torse gonflé d'espoir.
     — Je dois me mettre en route, dit Jay. J'ai un avion à prendre.
     Mike hocha la tête, ne pouvant s'exprimer avec sa gorge nouée. Son vieil ami ne semblait pas lui en tenir rigueur, il se contenta de saluer les deux hommes devant lui avant de quitter le restaurant.
     Désormais seuls, un malaise titilla Mike qui voulut réparer sa relation avec Max mais sa froideur le bloqua. Il avait toujours évité ce genre de situations mais quelque chose en lui le motivait à surpasser son appréhension. Passant une main dans ses cheveux bruns, il eut la mauvaise surprise de constater la perte de quelques uns. Bouche bée, Mike contempla la touffe dans ses mains et lutta contre l'envie de s'effondrer en larmes. Max, qui l'avait observé, sentit la nausée lui monter, son estomac se retourner et le cœur s'affoler.
     — Mike...
     Son murmure douloureux détourna l'attention du malade qui le regarda avec une profonde tristesse. Le temps s'écoulait dangereusement et assister à l'empilement des symptômes à grande vitesse proférait une profonde angoisse pour les deux hommes.
     — Je perds mes cheveux.
     — Ce n'est pas grave, chuchota Max.
     Il avança sa main vers celle de son ami et osa mêler la sienne, l'agrippant dans la crainte de le voir disparaître. Sa réponse contrastait avec le vrai fond de ses pensées mais à cet instant, il ne voulait pas reconnaître que le temps ne leur était pas offert. Tous les deux savaient ce que cela signifiait mais n'y mettaient pas de mots. L'échange de leurs regards renvoyait la même peur.
     Une douleur lui compressa la poitrine, avec cette bouffée de chaleur qui le faisait transpirer. Le monde tanguait sous ses yeux, il luttait pour ne pas relâcher ses forces restantes.
     — Je crois que j'ai besoin de prendre l'air, jugea Mike.
     — Allons-y. Je n'ai plus faim de toute façon.
     Ensemble, ils se dirigèrent vers la sortie et s'abandonnèrent dans la pelouse du petit parc qui se trouvait à côté du restaurant.

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