chapitre 36

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      Alors que les deux autres étaient partis déjeuner, Mike somnolait seul dans la chambre. Quand il s'endormait enfin, on le rappelait dans les prochaines minutes. Une voix fine murmurait son nom mais quand il ouvrait les yeux, personne n'apparaissait. Il pensait à plusieurs choses en même temps, sans s'attarder sur un sujet en particulier et se perdait dans un monde qui le rendait nauséeux.
      Le papier peint beige aux motifs floraux le troubla, il vit les feuilles danser autour de lui et certaines s'illuminèrent sous ses yeux. Ce tour de magie le fit glousser et il essaya d'en toucher une mais sa main tomba dans le vide. Le trentenaire garda un air béat, ignorant l'impossibilité de les frôler. Il crût même voir des paillettes en or pleuvoir au dessus de sa tête, sans rester sur ses mains qu'il tendait dans l'espoir d'en attirer sur lui.
      — Mon amour, pourquoi tu ne viens toujours pas ? Je me sens seule ici.
Une voix lointaine qui s'était approchée le sortit de sa transe. Le cœur serré dans sa familiarité, Mike ne comprenait pas cette réaction mais il avait mal. Atrocement mal qu'il voulait s'arracher l'organe pour ne plus ressentir la douleur. Il se retourna dans son lit et observa les deux oiseaux qui s'étaient posés sur le bord de la fenêtre. Tout sourire, il se jeta dans une compétition de celui qui détournerait le regard en premier. L'un d'eux ouvrit le bec et formula quelques mots imperceptibles. Mike jurait qu'il voulait lui dire quelque chose mais il lui était impossible de comprendre. Il voulait se lever pour les rejoindre mais son corps était à bout de forces.
      — Je ne t'entends pas, oiseau... Plus fort !
      — Cric ! Cric ! ...parti ! Cric !
      — Ça n'a aucun sens, souffla Mike.
      Les oiseaux s'agitèrent, déployèrent leurs ailes et prirent leur envol. De nouveau livré à l'ennui, Mike maudit son impossibilité à s'endormir profondément. Pourtant, il sentait bien que son corps était épuisé. La clarté du ciel l'entraîna dans un rêve éveillé, admirant les oiseaux voler vers leur liberté. À quand serait-ce son tour ? La liberté d'aller où son cœur voulait, sans attaches pour lui rappeler la souffrance de son passé.
      — Je confirme, s'éleva une voix devant lui.
      Surpris, l'homme pivota vers la gauche et aperçut une silhouette adossée contre le mur, à l'autre bout de la pièce. Il plissa les yeux, essayant de mieux la voir mais son visage restait dans l'ombre. Le souvenir de cette voix qui l'avait tant bercé le ramena dans le passé.
      — Megan ?
      Des longs cheveux bruns apparurent puis une lumière éclaira les yeux verts sur son visage aux traits rajeunis. Megan à vingt ans. Il détailla sa tenue qu'il se remémorait. Ce jour où elle avait bouclé ses cheveux — habituellement lisses, enfilé un pantalon de tailleur noir avec un chemisier verdâtre et des converses orangés pour entourer le tout. Comment oublier cette journée où ils s'étaient retrouvés tous les deux pour la première fois après la naissance de Lucy ?
      Livrés à eux-mêmes chaque jour, les deux jeunes n'avaient eu personne vers qui se tourner, malgré leur soif de guidance et de conseils. Tant de questions sans réponses, les noyant dans la confusion des recherches sur Internet qui proposait de différentes options. Laquelle était la bonne ? Leurs craintes s'étaient évaporées en rencontrant leur nouvelle voisine, Edna, une éducatrice pour jeunes enfants depuis vingt-six ans. Elle leur avait proposé de garder la petite fille de deux ans, permettant ainsi aux deux amoureux de s'accorder une journée de répit. Une date inoubliable pour Mike qui avait retrouvé un semblant de normalité en ce mois d'été avec la femme qu'il aimait, le jour où il avait demandé à Megan de l'épouser.
      Ses yeux s'embuèrent de larmes à ce souvenir qui prenait vie devant lui. À court de mots, Mike la regarda s'asseoir sur le bord du lit, mêlant sa main à la sienne. Un toucher qui semblait si réel, elle était vraiment là avec cette même texture douce. Il se souvenait comme Megan adorait baigner ses mains dans un mélange d'huiles réparatrices et regrettait ses refus de la joindre.
      Peut-être que toutes ces années n'ont jamais existé et qu'elle n'a jamais été tuée. Elle a toujours été là. Évidemment qu'elle l'a toujours été.
      Ça n'empêche que ce cauchemar paraissait tellement réel...

      — Tu parles aux oiseaux maintenant ?
      — Qu-quoi ? Non... non.
      Megan lui fit ce sourire, celui qui l'avait fait craquer tant de fois, suffisant en lui-même pour obtenir tout ce qu'elle voulait. Dans sa contagion, les lèvres de Mike s'élargirent à son tour et il ne put détacher son regard de ce visage rayonnant. Pourquoi avait-il l'impression de ne pas l'avoir vue depuis une éternité ?
      — Bien dormi, sunshine ? Il faut se lever, on a des choses à faire aujourd'hui, tu as oublié ?
      Sunshine.
      Le retour de ce surnom lui creva le cœur. Même l'entendre rappelait un souvenir lointain. Ça lui revenait maintenant, toutes ces fois où elle l'avait appelé ainsi quand le rayon de soleil entre eux, c'était elle.
      — On sort en amoureux, rappela Megan.
      Mais son attitude différait. Elle restait calme — trop calme. Ce jour-ci, Megan avait été folle de joie et avait même sauté sur le lit. Son extase lui avait mis du baume au cœur malgré la pression de sa demande en mariage imminente.
      Ce n'est pas le même souvenir, réalisa Mike. Je me trompe.
      Elle continuait de lui sourire, ce qui noua son estomac. L'atmosphère devenait étrange, voire dérangeante, Mike en avait le tournis.
       — Tu ne veux plus sortir ? se crispa-t-elle.
       — Si, si mais-
       — Mais quoi ? Je t'attends...
       Son regard semblait triste. Profondément triste que ça en déchirait ses entrailles. Il capta sa souffrance qu'il reconnaissait et les couleurs changèrent dans sa réalisation. Le chemisier de Megan révéla plusieurs plaies et un rouge écarlate qui trempait le vêtement. Il cligna des yeux une fois et sa tenue avait changé, le ramenant au pire jour de sa vie. Mike reconnût le gilet qu'il lui avait prêté le jour de leur rencontre, le gilet qu'elle portait en donnant son dernier souffle. Ses cheveux avaient perdu leur longueur et repris leur raideur habituelle mais les traits de son visage avaient gardé sa jeunesse.
      — Mike ? murmura-t-elle avec les lèvres ensanglantées.
      Il secoua sa tête, toujours allongé dans le lit et continua de la fixer même quand il voulait regarder ailleurs. Son esprit lui rappela le parquet maculé de sang et les éclaboussures au loin. Les murs n'avaient pas été épargnés non plus. Cette vision l'encerclant, la couleur vive le ramena à la froideur de ses poumons. Le son de sa voix affaiblie, ses murmures, ses paupières qui papillonnaient, son refus d'aller à l'hôpital pour les protéger.
      C'est à cause de moi. Je l'ai tuée.
      — Je sais ce que tu penses, Mike et tu te trompes.
      — Si tu ne m'avais jamais rencontré, tu serais toujours en vie...
      — Qu'est-ce que tu en sais ? À l'époque, j'étais misérable et tu m'as sortie de mon enfer. Tu m'as sauvée.
      — Et je t'ai reprise la vie que je t'ai donné, gémit-il.
      — Ce n'est pas le cas, insista Megan. Arrête de te lamenter et prends la réalité telle qu'elle est. Quelqu'un m'a tuée et ce n'était pas toi.
      Dubitatif, Mike capta la frustration dans le regard de Megan qui gardait son calme.
      — Tu me fais confiance ?
      — Oui, bien sûr.
      — Alors crois-moi quand je te dis que tu m'as sauvée.
      Le cœur toujours lourd, rien ne pouvait le distraire de sa souffrance. Piégé dans l'homme misérable qu'il était, Mike luttait contre le poids de son absence et dix plus tard, le trou béant continuait de s'élargir. Ni même l'amour de Max ne le ramenait à la surface. Il s'en rendait compte maintenant, en regardant le visage doux de Megan ; ses maux ne l'abandonneraient jamais. Une charge qui s'ajoutait encore et encore, il était voué à combattre les démons de sa solitude, entrés en lui depuis qu'elle l'avait quitté à jamais.
      Dans la peur qu'elle s'éloigne de nouveau, Mike resserra la main de Megan, laissant les papillons danser dans son abdomen.
      — Tu dois détester la personne que je suis devenu, désespéra-t-il.
      — Non, sunshine. Je t'aime tel que tu es.
      — Même si je ne suis plus le même homme qu'avant ?
      — Je t'aime de toutes les façons.
      Perdu entre la réalité et le désir, Mike navigua en eaux troubles et affronta la tempête dans son cœur. Ravagé par les larmes, il embrassa la douleur de leurs souvenirs lointains. Conscient qu'il perdait la mémoire au fil du temps, l'homme craignait d'oublier le visage de Megan ; il la contempla sans perdre une miette, chaque expression, aussi infime qu'elle pouvait être, s'ancra dans son esprit.
      — J'ai l'impression d'être le plus gros imposteur quand tu m'appelles sunshine.
      — Tu seras toujours mon sunshine, dit-elle en souriant.
      L'affection qu'il sentait dans sa voix demeurait intacte. Réelle ou à travers un mirage, Megan restait fidèle à son image. Était-ce la personne dont son cerveau se souvenait ?
       Elle lâcha sa main et se leva du lit. Son éloignement pinça le cœur de Mike, qui ne l'avait pas retenue. Aucune force ne le suivait dans ses mains.
       — Attends ! Où tu vas ?
       Elle rit dans une nouvelle robe. Le sang avait disparu, les plaies aussi. Son visage réapparaissait comme neuf, les lèvres légèrement maquillées d'un gloss rose. Sans l'ombre d'un doute, Mike reconnût le vêtement bleu à pois qu'il lui avait jadis offert pour ses vingt-deux ans. Son épouse avait débité qu'il n'était pas à son goût mais elle l'avait porté à plusieurs occasions sans qu'il le demande. Juste pour le rendre heureux. Simplement ça.
      — À la maison, idiot ! Où veux-tu que j'aille ?
      — À la maison ? Mais où ?
      — Ce n'est pas là où tu es... pas encore.
      — Ne pars pas, supplia Mike. Reste avec moi.
      Toujours avec un sourire, le visage de Megan témoigna une certaine mélancolie comme le passé était éternellement irréversible.
      — Tu sais que je ne peux pas faire ça.
      — Alors prends-moi avec toi !
      — J'adorerai, sunshine, mais ce n'est pas encore ton heure. Je crois qu'il te reste encore des choses à faire là où tu es.
      Une lumière émana autour d'elle, ses mains s'évaporèrent en poussières et le vide vibra dans sa transparence. Cette vision d'horreur lui retournait l'estomac, il savait que dans la prochaine minute, Megan ne serait plus devant lui. Maintenant qu'il l'avait vue, son départ lui laisserait un vide immense dans le cœur et cette fois-ci, il craignait que ça soit insupportable.
      — Je t'attendrai, Mike.
      — Tu seras toujours là quand j'arriverai ?
      — Oui, répondit Megan. Je t'attends depuis le premier jour.
      Tout son corps entier tremblait. Il n'avait pas froid mais Mike ne parvenait pas à contrôler les saccades de son cœur. Dans une turbulence, ses émotions l'embrasaient et répandaient du poison dans ses veines à l'en consumer encore et encore. Une torture sans fin par l'absence de la femme qu'il aimait.
      — Depuis que tu es morte ? déglutit le malade.
      — Oui...
      — Megan, dis-moi qui t'a fait ça. Qui t'a tuée ?
      — Je ne peux pas te répondre, sunshine.
      — Mais pourquoi ?
      Craignant la réponse qu'il connaissait déjà au fond de lui, Mike mordilla ses lèvres en fixant la silhouette devant lui qui flottait depuis la réduction en poussières de ses pieds.
      Je sais pourquoi. Je le sais très bien mais ne le dis pas. Par pitié, ne le dis pas.
      Qu'elle l'entendait ou non, Megan ne l'autorisait pas à se voiler la face.
      — Parce que je ne suis pas réelle.
      Il ferma les yeux quelques secondes et les rouvrit en versant une larme. Des étincelles volèrent autour du corps de Megan, elle s'effaça lentement mais son sourire brilla et la douceur de ses yeux rayonna. Une boule se forma dans la gorge de Mike à la voir disparaître, il voulait tant frôler sa peau avant qu'elle le quitte à jamais mais elle paraissait si loin comme s'il fallait maintenir une distance. Comme si elle avait peur qu'il s'agrippe à elle pour disparaître ensemble.
      — Megan !
      — Je t'aime, Mike.
      — Ne t'en vas pas, Megan... Ne me quitte pas encore une fois ! J'ai besoin de toi... Megan ? Megan !
      Un sentiment de vide l'accabla quand l'image de Megan s'évapora entièrement. Les yeux ruisselants de larmes, Mike refusa de se noyer dans sa tourmente mais la douleur était si profonde qu'il voulait s'éteindre, couper son cœur de tout sentiment. Cette lutte émotionnelle — et éternelle — le réfréna dans ses derniers efforts ; pourquoi fallait-il que la vie ne lui accorde jamais de répit ?
      Alors qu'il implorait le retour de sa défunte épouse, une brise l'embrassa soudainement, le forçant à se retourner et il reconnût le visage de Max qui avait sa main accrochée sur la poignée de la porte. Ce dernier balaya la pièce du regard et afficha un air soucieux en constatant que personne n'était là. À part Mike. Personne d'autre que lui-même.
      — Tu l'as vue, hein ? s'écria Mike. Dis-moi que tu l'as vue...
      — Qui ça ? Megan ?
      Mike acquiesça vivement, une brume d'espoir dans ses yeux.
      — Il n'y a personne...
      Son ami referma la porte et avança de quelques pas tout en gardant une certaine distance avec lui. Se montrant agité, Max préféra anticiper ses réactions.
       — Si, je te jure que je l'ai vue ! Megan. Je l'ai même sentie... Et puis, elle-elle a juste disparu.
       — Parce qu'elle n'était pas là depuis le début, Mike. Ça doit être la tumeur ou, je ne sais pas, les médicaments. Ça te fait halluciner sa présence...
      — Je n'hallucine pas ! s'exclama-t-il d'une voix étranglée. Elle était vraiment là !
      Devant son silence, le trentenaire se laissa envahir par la panique et défit sa couverture, essayant de descendre du lit. L'autre homme se précipita à son chevet, l'empêcha de basculer et se glissa dans le lit pour ensuite l'entourer de ses bras. Mike se détendit, la tête reposant contre le torse de Max et sa main droite agrippa son maillot. Il pouvait sentir son parfum à la vanille, le même depuis toujours. Mélangé avec une autre flagrance qu'il ne reconnaissait pas, Mike apprécia sa douceur et sentit son cœur reprendre un rythme normal.
      Son ami — pouvait-on toujours l'appeler ainsi ? — avait une présence rassurante qui le protégeait du monde. Plutôt de l'après-monde. Là où les morts reposaient. Ne pas savoir ce qui s'y trouvait le terrifiait plus que tout ; Megan l'attendrait-elle vraiment ou se heurterait-il à la solitude ? Reverrait-il sa fille ? Et Max, auraient-ils la chance de vivre une véritable histoire d'amour comme il l'avait imaginé ? Coexisterait-il avec Megan et Max une fois qu'ils seraient tous morts ? Puis la dernière question le frappa. Y-avait-il vraiment un monde pour les morts ou juste le néant pour les accueillir ?
      — Tout va bien, chuchota Max.
      — Je suis désolé, répéta Mike à plusieurs reprises.
      — Ne t'excuse pas, ce n'est pas de ta faute...
      — Je suis désolé de te faire subir tout ça.
      — De quoi tu parles ?
      Un silence compléta le vide qu'il avait laissé mais s'éternisant, Max baissa la tête et constata que son ami était plongé dans le sommeil. C'était si soudain que ça le surprenait. Il espérait que cela se traduisait par un sentiment de sécurité dans ses bras. Un sentiment assez important pour se perdre d'emblée dans le pays des rêves.

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