Éphémère qu'était la vie avec toutes ses émotions. La frustration, la colère, la tristesse, l'amour. Elles partaient comme elles revenaient. Se logeant même dans les cœurs les plus sombres, elles avaient la particularité de raviver les couleurs des âmes vides. Le bien, le mal. La zone grise. Ces émotions qui pataugeaient entre les eaux profondes et qui noyaient quand l'esprit ne savait plus naviguer. Éphémère qu'était le temps et ses moments qui prenaient toujours fin. La distance et la mort. Un baiser parfois volé. Un adieu parfois manqué. Une personne pour rester et une personne pour partir. Le cœur dépeuplé dans l'abandon d'un cœur fermé.
Interdit, Mike toisa le visage devant elle. Cette même férocité dans le regard et ce petit nez fin. Cette même clarté dans la voix et cet éclat qui rayonnait sur sa peau. Puis il détailla ses cheveux. Un blond qu'il ne lui connaissait pas, avec des mèches roses. Des traits plus jeunes mais marqués par une profonde tristesse — la même, toujours la même —, la personne qui se tenait devant lui le fixait étrangement.
Megan. Megan. Megan.
Où étais-tu ?
— Quoi ? C'est Lucy.
Ses cils battirent lentement, la jeune femme passa sa main sur le triceps de Mike qu'elle serra pour le ramener à elle. Prisonnier de ses pensées, cette légère pression le sortit de sa transe et il accueillit sa fille avec un sourire embarrassé.
— Oh, je te cherchais.
— Et bien, me voilà, chuchota-t-elle.
— Allons boire quelque chose, proposa son père en désignant la cafétéria.
Lucy se retourna et captura le coin cosy qui accueillait quelques personnes solitaires, le nez dans les écrans. Elle accepta et choisit une table qui longeait la grande fenêtre. La vue était belle en cette nuit étoilée. Seuls les jeunes adultes, dans la vingtaine, circulaient dans les couloirs, chahutaient parfois. Le personnel présent, dans la même tranche d'âge, se mêlait parfois aux conversations.
Alors qu'elle admirait l'extérieur, Mike la regarda longuement, l'image de Megan traînant dans un coin de sa tête. Il était heureux d'avoir une trace d'elle, une chance inouïe lorsqu'il la retrouvait sur le visage de leur enfant. Leur fille de vingt ans qui aura vécu plus longtemps sans la présence de sa mère.
— Voici votre commande, arriva la serveuse percée à l'arcade droite.
— Merci, répondit Mike.
Il donna timidement la tasse de chocolat chaud qui contenait des guimauves grillées à sa fille puis commença à goûter le matcha latte que proposait l'établissement. La saveur végétale, avec des notes sucrées en fin de bouche, de la boisson le fit grimacer. Son arôme unique lui déplaisait et il abandonna la tasse au coin de la table. Pour Lucy, c'était le contraire ; elle semblait déguster sa boisson avec grand plaisir. Malgré la déception de son choix, Mike apprécia cette vision, lui rappelant la petite fille de dix ans qui s'émerveillait si facilement. Cette petite fille qui était partie depuis bien longtemps. Cette petite fille, il le savait, qui ne reviendrait jamais.
Remarquant qu'il ne buvait pas, Lucy brisa son silence et vola sa boisson pour goûter ce fameux matcha latte que beaucoup semblaient apprécier. Sa réaction fut immédiate, la même que son père. Le nez retroussé, sa lèvre supérieure soulevée et les sourcils vivement froncés, elle repoussa la tasse et hocha la tête.
— Je comprends pourquoi tu n'en veux pas. C'est vraiment dégueulasse.
— Ce n'est pas moi qui va te contredire, concéda Mike.
— Prends autre chose sinon, proposa Lucy.
— Hum oui, je devrais...
Peu importe si je dépense un peu plus d'argent. Peu importe si j'en dépense beaucoup. Bientôt, je serai mort.
Alors, il appela la serveuse pour commander la même boisson que sa fille, après l'avoir goûtée, et la reçut assez rapidement. Satisfait, Mike continuait de sourire, appréciant ce moment de partage avec Lucy, un tête-à-tête qui n'arrivait pas souvent. Jamais ?
— Dis, papa, pourquoi tu m'as appelée par le prénom de maman ?
— Un moment de confusion.
— Le médecin a dit qu'il était possible que tu aies des pertes de mémoire occasionnels. C'est déjà arrivé ?
Hésitant, le trentenaire sonda sa fille longuement avant de choisir l'honnêteté. À son âge — et avec tout son vécu, elle était capable de comprendre les choses et sa situation. Il avoua regrettablement que ce n'était pas la première fois.
— Tu es la seule à le savoir. Je ne l'ai pas dit à Max.
L'évocation de son prénom la fit raidir et ce détail ne l'échappa pas. Il enchaîna alors dans l'espoir de ne pas la brusquer.
— Honnêtement, ça me fait peur...
Sa vulnérabilité toucha Lucy, qui ne put contrôler les larmes qui lui montaient aux yeux. Il était si rare qu'il s'ouvrait sur ses sentiments. Ces derniers temps, il semblait plus enclin à se dévoiler et cette différence mettait du baume à son cœur. Elle voulait l'enlacer et ne jamais le laisser partir mais elle savait qu'elle n'oserait jamais le faire. Le seul contact qu'elle se permettait d'initier fut de poser sa main sur la sienne, un geste que Mike recueillait avec une joie immense même si son visage ne l'exprimait que vaguement.
— Ça va aller, papa. Je serai là pour te rappeler les choses, promit Lucy.
— Je sais, murmura-t-il. Je sais...
— Je ne te laisserai jamais oublier maman.
— Ce qui m'effraie le plus, c'est de mourir en ne reconnaissant pas ton visage.
Une larme coula sur sa joue, une émotion profonde qui s'entendait dans sa voix tremblante. Mike baissa la tête, garda sa main mêlée à celle de sa fille et renifla. Cette dernière mesurait sa souffrance, elle n'avait jamais imaginé la possibilité qu'il l'oublie dans son dernier souffle. Même si elle voulait s'effondrer, Lucy resta composée et serra sa main.
— Peut-être que tu me reconnaîtras, papa. Et si ce n'est pas le cas, je te le rappellerai. Peut-être que je chanterai une chanson de Taylor Swift. Shake it off. Tu te souviens de la chanson ?
Heartbreakers gonna break, break, break, break, break
And the fakers gonna fake, fake, fake, fake, fake
Baby, I'm just gonna shake, shake, shake, shake, shake
I shake it off, I shake it off (hoo-hoo-hoo)
Leurs voix mélangées résonnaient dans sa tête, tandis qu'elle la chantait d'une petite voix. Le sourire de Mike s'élargit, le cœur battant au rythme de la chanson et essuya une autre larme. Dix ans étaient passés et ce souvenir restait intact.
— J'adorais nos balades dans la voiture à chanter. Celle-ci était notre chanson. Dès qu'elle passait quelque part, on devenait comme des fous !
Elle rit à l'évocation du souvenir et lâcha à son tour une larme qu'elle n'essuya pas. Mike adopta la même réaction, acquiesçant à ses mots. Mais réalisant ensuite que tout avait cessé à la mort de sa mère, le visage de Lucy perdit son éclat et elle se calma. Le changement dans son humeur marqua Mike qui devinait instantanément la raison. Elle fuit son regard, le traînant dans l'obscurité à travers la grande fenêtre et contempla les étoiles.
— Je suis désolé, Lucy.
Revenant à son père, dans une tristesse qui envahissait ses yeux, la jeune femme eut l'impression de revoir celui qu'elle avait perdu dix ans auparavant. Son cœur se contracta dans la douleur du passé, ressassant cette vie qui semblait avoir été celle d'une autre.
— Je t'ai laissée tomber, continua-t-il. Je le réalise maintenant. Ta vie aurait dû être différente, ton enfance aurait dû l'être. Même si tu es formidable comme ça, je me dis que mes mauvais choix t'ont déviée de ta destinée. Je suis désolé d'avoir été égoïste, Lucy. Je dois reconnaître que je n'ai pas été un bon père pour toi et je suis désolé de m'en être rendu compte trop tard.
— Non, papa. Il n'est jamais trop tard. Pas tant que toi et moi vivons encore.
Il hocha la tête et renifla de nouveau.
— C'est vrai que je t'en ai parfois voulu. Et c'était encore le cas récemment. À des moments, ça me prend. La frustration, le sentiment d'injustice. La colère. Mais dans tout ça, je comprends un peu aussi. Nous souffrions tous les deux de la mort de maman. Pourquoi était-elle morte ? Par qui ? Le besoin de savoir t'a obsédé. Et si tu ne t'y étais pas plongé, je crois qu'un jour, ces questions m'auraient hantée et j'aurais tout quitté pour le découvrir. J'ai été longtemps frustrée mais je crois que je comprends mieux les choses maintenant. Je te pardonne, papa. Bien sûr que je te pardonne.
À court de mots, l'émotivité de Mike ressortait à travers ses yeux humides. Lisant en lui comme elle l'avait toujours fait, Lucy inclina sa tête tout en pressant la main de son père. Ce dernier témoigna sa reconnaissance et la remercia pour le pardon accordé. Dans une intimité qui avait trop duré, la jeune femme brisa le lien en retirant sa main et bût une gorgée de sa boisson chaude. Avec le cœur apaisé, père et fille passèrent les trente prochaines minutes à rappeler des anciens souvenirs qui illuminaient leurs visages. Chaque seconde comptait et dans l'urgence du temps, Lucy ne pouvait détacher son regard lorsqu'il riait sincèrement.
La fatigue le rattrapa. Minuit approchant, Mike voulut regagner sa chambre pour sombrer dans le sommeil mais sa fille ne partagea pas la même envie. Debout, il se heurta à un refus et fronça ses sourcils.
— Si c'est à cause de Max...
— Ne t'y mets pas aussi, soupira Lucy.
— Je ne veux t'obliger à rien, s'empressa-t-il de dire. Hum... Il s'inquiète pour toi.
— Je ne sais pas trop mais il se fait des films.
— Vraiment ?
Devant l'hésitation de son père, elle se sentit défaillir mais lutta pour ne rien laisser transparaître sur le visage. Restée assise, la jeune femme se contenta de lâcher un gros soupir et acquiesça.
— Je te fais confiance, Lucy. Bien sûr, c'est ta vie mais au sujet de-
— Alors si c'est le cas, ne dis rien ! le coupa Lucy. Ne me donne pas de conseils que je ne demande pas.
— D'accord, céda Mike, mais ne sois pas trop fâchée contre lui trop longtemps, hum ?
Elle haussa ses épaules et l'ignora.
— Sois prudente, Lucy.
— Oui, oui. Ça va aller.
Et sur ces mots, Mike s'en alla après lui avoir baisé le front.
Désormais seule, la blonde aux mèches roses traîna son regard dans la salle, observant les jeunes qui l'entouraient. Quelques uns devaient avoir son âge. La même question revenait ; quelle vie aurait-elle eu si sa mère n'avait pas été tuée ?
— Quelle vie...
Voilà que Lucy se parlait à elle-même, dans une solitude qui commençait à la ronger. Une solitude qui pourrait bien s'aggraver quand son père la quitterait à jamais. Dans ces circonstances, une nouvelle question pénétra son esprit ; qu'allait-elle faire dans un monde qui n'abritait plus ses parents ?
Rien ni personne ne l'attendait, et elle n'avait aucun rêve. Fuir avait été une partie déterminante de sa vie, comme une nomade qui ne gardait aucune attache. Elle n'avait jamais cessé de courir. Quand elle y repensait, ses parents avaient tout abandonné le jour de sa conception. À sa naissance, ils déguisaient déjà sa véritable identité. Les embûches depuis son enfance ne lui avaient jamais laissée le temps de s'interroger sur sa nature. Ce qu'elle voulait et qui elle était. Un mystère qui, même à ce jour, la taraudait toujours.
Est-ce que je resterai avec Max ? Peut-être qu'il refera sa vie ailleurs...
Et si je revenais dans la ville où j'ai grandi avec papa et maman ? Mais c'est là où elle est morte.
Ou alors, je reviens dans la ville d'origine de papa et maman, où leur histoire a commencé ? Personne ne me connaît là-bas. Sauf Jay et Michael. Ils seront là pour moi. Mais au fond, je les connais à peine. Peut-être qu'ils ne m'apprécieront pas en découvrant la vraie moi. Celle qui revendique l'honnêteté mais qui évite l'affront. La moi qui fuit toujours pour qu'on ne m'atteigne jamais. Qu'on ne m'enferme pas.
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Me voilà de retour, merci à ceux qui ont attendu la suite pendant mon absence.
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Where hope leads us
Mystery / ThrillerDécouvre l'histoire d'un père et sa fille dans l'errance d'une vérité lointaine, où la vie et la mort ensemble s'entremêlent. *************************************************************************************** C'est une histoire que j'ai écrite...