chapitre 30

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      Une trentaine de minutes précédant l'arrivée de Lucy, le père de cette dernière s'arracha à son sommeil à cause d'une douleur stridente qui lacérait sa tête. Pour un homme au sommeil léger, Max ne sentait pas son ami se dégager de la couverture et se jeter par terre. Mike se couvrit la bouche pour étouffer un cri, subissant les sifflements dans ses oreilles. Nauséeux, il glissa mais continua de se redresser contre le canapé de la chambre. Les mains autour de sa tête, le trentenaire maintint une pression en espérant limiter sa souffrance. En vain. À chaque nouvelle seconde, le martèlement s'intensifiait et il commençait à sincèrement croire que la mort lui tendait la main. Un goût métallique glissa entre ses lèvres, se mélangea à sa salive et son menton chauffa au contact du sang. Il avait les joues inondées de larmes, incapable de contenir la réaction physique des douleurs qui se manifestaient en même temps. Le nez ensanglanté, une abondance de liquide rouge s'étalait jusqu'à son maillot. Certaines gouttes tâchèrent la moquette mais Mike n'y prêta pas attention. Autour de lui, le monde tanguait, un inconfort qui le ramenait à bord d'un bateau sur un océan déchaîné. Les intervalles de sa respiration se corsèrent, il avait l'impression de perdre son souffle. Il haleta, cherchant de l'aide mais Max lui paraissait loin et Lucy était absente. Voyant l'heure affichée sur l'horloge, sa panique grandit en comprenant que sa fille n'était toujours pas rentrée. Sa vue se troubla davantage alors qu'il glissait lentement sur le côté, perdant ses forces restantes, la main couverte de sang à envelopper son nez. Il émit enfin un râle, libérant sa voix et crût voir un mouvement agité sur le lit qu'il avait quitté.
      — Mike !
      Et il s'évanouit en reconnaissant la voix alarmée de Max.
      Ses sanglots remplirent la pièce, il avait les bras enlacés autour de son ami inconscient et le berçait. Allongés sur le lit après l'avoir porté, Max continua de dire son prénom et de lui parler. Il avait cherché Lucy mais absente, il avait même constaté que son portable était perdu. Quant au téléphone de Mike, celui-ci ne s'allumait plus. L'option d'aller à l'hôpital, même dans cet état, n'était pas envisagée en vue de l'hostilité de son ami ; il avait décidé de respecter ses volontés.
      — Allez, Mike, ne me laisse pas comme ça ! Mike !
      Le visage de son ami reposait avec le bas barbouillé de sang et ses cils mouillés témoignaient des larmes. Il gardait les yeux clos paisiblement comme si rien ne traversait son esprit. Comme si le vide l'avait avalé. Sa respiration avait repris une certaine stabilité et son cœur battait toujours. Ne sachant que penser de son état, Max imaginait le pire.
      Un coma ? C'est possible, ça ?
      — Mike, réveille-toi... On ne peut pas rester comme ça, il y a tellement de choses que je veux te dire ! Des choses que je veux te f-
      Puis il sanglota de plus bel, repensant à toutes les occasions ratées. Le trentenaire refusait de croire qu'il finirait sa vie avec des regrets. Cette vision d'horreur le ramenait à la réalité, quelques mois devant eux pour s'abonner à leurs désirs profonds. L'urgence lui donnait envie de l'embrasser. Il n'imaginait pas un baiser pour marquer leur amour mais un innocent, le remercier d'avoir été là. Lui dire qu'il pouvait partir si son cœur n'arrivait plus à se battre. Ce besoin se nicha dans son esprit. Malgré le sang vif sur ses lèvres. Malgré le goût désastreux qu'il considérait. Malgré le fait qu'il ne serait pas conscient pour sentir son toucher. Max se demandait si comme dans les films, son baiser le réveillerait. L'idée paraissait ridicule mais sa poitrine gonflait dans un dernier espoir. Mais il détestait le fond de ce premier baiser. Ce n'était pas ce qui était prévu. Leur amour ne devait pas se sceller de cette façon. Quand à la fin toutes les pièces du puzzle se rassemblaient, il n'y avait que cette fierté maudite pour saboter leur relation. Ce ressentiment qui n'avait fait que l'éloigner et le temps qui courait constamment après eux. Même en passant leur vie à fuir, la mort les rattrapait.
      Il se dégonfla. De nouveau. Leur premier baiser n'allait pas se passer ainsi, dans un arrière-goût de la mort. Max voulait croire que la vie leur réserverait au moins ça, une meilleure étreinte pour marquer leur union. Était-ce naïf ? Une question qu'il se refusait d'explorer. Allait-il regretter ? Il n'avait pas besoin de se le demander.
      Un gémissement le sortit de ses pensées, Mike avait ouvert les yeux. Relâchant un profond soupir de soulagement, Max colla son front contre le sien et lui caressa les cheveux. D'un air confus, il lança un coup d'œil rapide à la chambre et les minutes précédant son évanouissement lui revint en tête. Sans vraiment savoir pourquoi, son corps fut pris de frissonnement et Max, qui le remarqua, le couvrit avec la couverture du lit.
      — Mon dieu, Mike... J'ai cru que tu étais parti pour de bon ! renifla-t-il.
      — M-Max...
      — On devrait aller à l'hôpital... Ton état empire ! T-tu vas mourir !
      — Non...
      Frustré, Max n'essaya pas de combattre la ténacité de son ami mais il se lança dans une dernière tentative, s'accrochant à un espoir vain.
      — J'ai compris, tu ne veux pas y aller parce que t'as peur de mourir comme ta mère. Mais tu sais quoi ? Tu vas mourir quand même si tu n'y vas pas ! s'écria Max.
      — Justement... Je vais mourir, quoi que je fasse. Autant m'épargner les séjours à l'hosto.
      — Je ne veux pas que tu meures, Mike.
      Un déversement de larmes inonda ses joues, accablé par l'intensité de ses émotions. Ce sentiment d'impuissance l'empêchait de garder la tête haute ; il assisterait à la mort de l'homme qu'il aimait. Le regarder mourir à petit feu. Rien ni même sa présence ne saurait apaiser sa souffrance et ça lui laminait le cœur. Dans l'amertume d'un avenir fatidique, Mike leva sa main et essuya ses larmes avec maladresse. La douceur de son geste alluma une lueur dans le regard de Max, qui l'entourait toujours de ses bras.
      — Je suis désolé...
      — Pourquoi ? murmura son ami en le contemplant.
      — Je suis désolé de te laisser tomber, compléta Mike. Après dix ans... Je m'en vais comme ça.
      — Mais tu es toujours là...
      — Pour l'instant. On sait tous les deux que bientôt, je ne le serai plus.
      Il refusait de l'entendre, posant sa tête contre le mur, les yeux fermés. Tout lui faisait mal et son cerveau ne lui laissait aucun répit. Ses pensées s'entremêlaient, le noyant dans une densité de tristesse.
      — J'ai l'impression que j'aurai moins qu'on m'a donné, confia Mike. J'ai peur. J'ai vraiment peur de mourir.
      — Oh... Je sais... Mais je serais là quoi qu'il arrive. Je ne te laisserai pas avoir peur.
      Ses yeux se plissèrent mais il peinait à élargir son sourire. Une douleur atroce l'envenimait à l'intérieur et se répandait partout que Mike avait l'impression qu'il ne guérirait jamais de ses maux. Échangeant un long regard qui les tapissait dans le silence, ils furent interrompus par l'arrivée de Lucy qui ouvrit la porte sans ménagement. À les voir intimes, la jeune femme se figea en croyant avoir interrompu quelque chose.
      — Où étais-tu ? demanda Max.
      — Hum... Et bien, j'ai quelque chose à vous dire.
      — Ah ?
      Il la suivit du regard alors qu'elle traversait la pièce, s'asseyant sur le canapé. Dans la pénombre, Lucy ne remarqua pas le sang qui couvrait la moitié du visage de son père. Elle se plaignit de l'obscurité et dût se relever pour allumer la lampe de chevet puis se paralysa en découvrant Mike. Alarmée, elle se précipita auprès de lui et caressa ses cheveux mouillés par la transpiration.
      — Qu'est-ce qu'il s'est passé ? paniqua Lucy.
      — Une crise, répondit Max avec chagrin.
      Évitant le regard de sa fille, Mike croisa celui de Max qui secouait la tête. Il aurait préféré s'effondrer seul. Maintenant, il avait l'impression de leur devoir quelque chose. L'homme mourant bouscula sa fierté et affronta l'angoisse de Lucy. Celle-ci se repassait leur conversation plus tôt dans la soirée et se demandait si elle devait en parler à Max. Comme s'il comprenait ses pensées, son père lui lança un regard plein de détresse et elle abandonna l'idée. Cette dernière soupira en s'asseyant sur le bord du lit, sa tête était pleine.
      — C'était plus intense que d'habitude, dit Max. J'ai cru qu'il allait mourir.
      Ces mots déchiraient son cœur. Il regarda ailleurs en voyant quelques larmes couler sur les joues de Lucy. Sa santé empirait inévitablement et la jeune femme se demandait combien de temps il lui restait vraiment. Parfois, elle se réveillait en sueur après un rêve qui présageait sa mort et se levait au milieu de la nuit pour vérifier si le cœur de son père battait toujours. Une fois, Max l'avait surprise à poser sa main sur le torse de Mike mais n'avait jamais posé de questions. Comme s'il savait. Comme s'il comprenait. Comme si lui aussi avait eu ce genre de rêve. Comme si lui aussi craignait de le trouver mort à son réveil.
      Dans la pesanteur de l'atmosphère, Mike leur demanda de changer de sujet et à contrecœur, Lucy raconta son escapade avec le mafieux. Après avoir écouté son récit, il voulait exprimer sa colère mais même elle remarquait qu'il était à bout de forces ; il ne pouvait plus à réagir à ses imprudences. Pas dans cet état. Sa respiration avait accéléré, imaginant le pire qui aurait pu se passer. Max semblait partager son avis qu'il élevait le ton.
      — Tu es complètement inconsciente, Lucy !
      — Ça va, je suis là, en un morceau, souffla-t-elle en s'éloignant.
      — Justement, tu as eu de la chance alors ! continua Max. Tu as déjà oublié ce que ton père t'a raconté sur lui ? C'est un tueur ! Il a déjà tué des tas de personnes, peut-être même ta mère !
      — On ne sait pas ! On ne sait toujours rien ! cria Lucy, la voix cassée.
      Ravagée par les larmes, elle leur fit face, cogna d'un coup violent son poing contre sa poitrine et resserra dans sa main le tissu du pull noir qu'elle portait. Elle parlait dans une respiration saccadée et laissait sa vulnérabilité prendre le dessus sans honte.
     — On n'avance pas ! On a passé dix ans. Dix ans à courir après un fantôme ! Maintenant, tu vas mourir dans quelques mois. Ou dans une semaine, franchement, on sait même pas... Et si tu mourrais sans jamais savoir qui a tué maman ? À ce rythme, c'est ce qui arrivera ! Alors laissez-moi agir ! Pour une fois, laissez-moi foncer dans l'inconnu, le danger même, pour que tu puisses mourir en paix... Je ne veux plus être passive. Laissez-moi faire.
      Les deux hommes échangèrent un regard déconcerté, ils ne pouvaient pas renier la fougue de Lucy qui devait avoir si longtemps réprimé sa frustration. Mike dévisagea sa fille et son cœur défaillit en reconnaissant cette flamme dans son regard ; il revoyait la détermination excessive dont faisait preuve Megan, rien ne l'atteignait autant que sa témérité.
      — S'il vous plaît, insista Lucy.
      — C'est trop dangereux pour toi ! jugea Max. tu crois vraiment qu'on va te laisser agir seule ?
      — Non, bien sûr que non ! Laissez-moi juste prendre les devants. Vous avez assez travaillé, je le vois aux dossiers que vous avez développé mais peut-être qu'un œil nouveau nous fera vraiment avancer.
      — Hum, hésita-t-il. On aurait juste à te protéger, c'est ça que tu veux ?
      — Honnêtement, je n'attends pas tant. Papa, tu es malade et toi, Max, je t'aime beaucoup mais ta force ne vaut rien. Mais si vous êtes avec moi, je me sens invincible.
      Mike rit malgré lui de sa critique et bût le soda que sa fille lui avait passé. Reprenant des forces, l'homme réussit à se redresser et prit la place de Max qui récupéra son téléphone.
      — D'accord, Lucy. On te laissera mener la barque, accepta Mike.
      — Comme tu es en train de gérer le dossier Nikolaï, rajouta l'autre homme. Jay a répondu ?
      Leur conflit quelques heures plus tôt semblait déjà oublié, Max ne voulait pas provoquer la jeune femme et se demandait même si elle n'avait pas raison dans son insinuation. Peut-être qu'il avait essayé de couvrir son conflit avec Mike.
      Répondant par la négative, le trio se retrouva bloqué sur le message de Joey que Max relut.
      — Louche ce texto.
      — C'est son numéro, dit Lucy. Je l'avais reconnu.
      — Effectivement, vérifia-t-il.
      — Je me demande pourquoi il voulait te rencontrer.
      — En plus, il avait précisé que c'était vraiment urgent.
      Max relit le contenu à voix haute, les laissant plus perplexe. Alors que Lucy penchait sur la théorie d'une tentative d'assassinat, son père s'embrouillait dans les possibilités. Il avait l'esprit confus dans la densité de ses émotions. L'idée de perdre Max après Megan le bouleversait. Causer la mort de la personne qu'il aimait, pour la deuxième fois, lui paraissait insurmontable. Il préférerait mourir avant de le savoir.
      C'est égoïste de penser comme ça ?
      Je ne peux juste pas regarder quelqu'un mourir encore une fois. À cause de moi.

      — Mais quand je l'ai confronté sur ce message, il n'avait pas l'air de comprendre. Comme s'il ne savait pas de quoi je parlais, rapporta Lucy.
      — Tu penses qu'il ne l'a vraiment pas envoyé ? Ça vient de son téléphone quand même.
      — Je sais... Mais je ne sais pas. Je ne sais plus. Franchement, je ne suis plus sûre de rien ! Les circonstances n'aidaient pas.
      Ils se toisèrent dans le silence, interdits. L'un d'eux se mit à bailler, la nuit semblait longue et seules des questions sans réponses flottaient dans leurs esprits. Lucy alluma son téléphone et tomba sur le message de Jay qu'elle avait délaissé. Imaginant qu'il dormait, la jeune femme ne chercha pas à échanger avec lui et informa les deux autres d'une potentielle information déterminante.
      — Ah j'espère que ça nous permettra d'avancer ! s'exclama Max. Je commence à en avoir assez de tourner en rond.
      — Après dix ans, soupira Lucy. Forcément...
      Tellement de choses s'étaient passés durant ces années. Depuis la mort de Megan. Au-delà de tout, Lucy était devenue une femme adulte. Mike avait l'impression que cette évolution lui était passé sous le nez, n'ayant pas réalisé comme elle avait vite évolué. Il peinait à se souvenir de son adolescence. À arpenter les routes et vagabonder sans lendemain, le trio n'avait jamais arrêté. Mais Lucy se remémorait parfois des moments de panique, quand ils croyaient avoir été reconnus par des policiers. Le visage de Mike n'avait jamais quitté le portail des suspects activement recherchés. Passés entre les mailles de l'autorité, fuir avait été une source d'angoisse permanente, leur enlevant tout ancrage à une vie normale.
      La fatigue prit le dessus, Mike fut le premier à plonger dans un sommeil profond sur le lit qu'il partageait avec Max, le dernier à s'endormir. Quant à Lucy, elle s'était étalée sur le canapé, un pied frôlant le sol. Marquant une pause avec la réalité de leur vie, ils n'imaginaient pas comme le destin leur réservait des choses, bien plus tôt qu'ils l'auraient espéré.


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