chapitre 39

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     À l'aube, une voiture entra dans le parking et le conducteur se gara entre deux voitures colorées et resta à l'intérieur pendant un moment. Jay ouvrit la portière et respira la fraicheur de l'air, une brise fouettant ses joues. Il regarda sa montre, constata qu'il était en retard et se tourna vers l'hôtel. Aucune âme ne se montrait dans son champ de vision, un silence qu'aucune circulation n'interrompait. Dans le néant qui l'accueillait, l'homme traversait le parking quand il aperçut une femme blonde au loin. Assise sur un banc, elle était seule dans ce parc. Son cœur s'élança, il pressentit l'identité de cette personne qui n'était autre que Lucy. Il reconnaissait ce bonnet noir qu'elle mettait souvent mais surtout, ses mèches roses qui lui habillaient les cheveux. Jay dévia sa trajectoire pour la rejoindre d'un pas léger et contourna le banc avec un sourire réservé. Leurs regards se croisèrent, depuis quand ne s'étaient-ils pas vus ? Il avait comme une impression que leur dernière rencontre remontait à une éternité.
      — Je peux m'asseoir ?
      Lucy rit timidement et acquiesça, ne prêtant pas attention à la distance entre eux lorsqu'il s'assit sur le banc. Tous les deux regardèrent devant eux, contemplant l'esthétique du paysage sous un ciel bleu clair. Ils restèrent ainsi pendant un moment, les minutes passèrent sans se faire ressentir.
      — Tu vas bien ?
      Sa voix s'éleva avec douceur, la sortant de ses pensées. Lucy tourna la tête et retrouva les yeux du policier qui la regardait déjà.
      — Oui, plutôt. Et vous, ça a été la route ?
      — Ça a été... Certains automobilistes se plaignaient de la lenteur du ferry, comme si ça pouvait aller aussi vite qu'un train.
      Il souffla d'agacement rien qu'à y repenser puis haussa les épaules.
      Les humains et leur patience...
      La jeune femme parût amusée par l'expression de son visage, lâchant un rire quand elle remettait une mèche blonde derrière son oreille. Plus saccadé, le vent baissa la température, Lucy se dit qu'elle avait bien fait de prendre son manteau. Elle détailla la tenue de Jay qui portait une veste fine et un pantalon noir. En fouillant dans ses souvenirs, Lucy ne l'avait jamais vu avec autre chose qu'une chemise. Même lors de ses jours de repos, le policier ne faisait pas d'exceptions.
      — Tout le monde est réveillé ?
      — Oui, ils se sont même réveillés avant moi ! précisa-t-elle.
      — J'imagine que tu les as informés de ma venue, avança Jay.
      — Hier, après notre appel. Encore ce matin, papa voulait nous accompagner... Il est vraiment borné ! Je comprends qu'il veuille arrêter le tueur lui-même mais il est trop affaibli pour intervenir. Avec Max, on a dû le convaincre d'accepter la situation. Puis, rien n'est dit qu'on attrapera le tueur aujourd'hui.
      — C'est vrai...
      La détermination de Mike résultait d'une douleur à la hauteur de son amour pour Megan. Une agonie perpétuelle à la question du pourquoi, perdu dans l'incertitude de sa culpabilité. Cette éventualité le rongeait constamment et Lucy en était témoin chaque jour. Il devait penser que personne ne le voyait lutter mais la tension était palpable. Indéniable.
      — Il est obsédé par sa vengeance...
      — Bien sûr, c'est compréhensible.
      — Mais il n'est pas en état ! grimaça Lucy.
      Cette injustice la rongeait. Pourquoi fallait-il que la vérité leur parvienne dans une urgence ? Mike essayait de survivre, à peine. Sa mémoire commençait déjà à lui jouer des tours. D'une minute à l'autre, son père pouvait ne pas la reconnaître et elle devait se présenter à nouveau.
      La détresse dans son regard toucha Jay, même s'il ne l'exprimait pas. Il la voyait lutter contre l'envie de fondre en larmes mais ne savait pas comment agir avec elle.
      — La vie est pleine d'embûches, murmura le trentenaire.
      Détournant les yeux, Lucy se perdit dans la vue qui avoisinait l'hôtel. Le ciel avait gagné en clarté malgré une formation des nuages, balayant un vent plus fort. Elle soupira lourdement et haussa ses épaules.
      Effectivement, la vie était pleine d'embûches...
      — Alors, c'est quoi cette information que vous vouliez me dire en face ?
      — Joey Black a une cabane secrète, à une vingtaine de minutes d'ici. Pas très loin de la ville où vous viviez, à Foxfall. C'est justement là qu'on ira aujourd'hui.
      — Une cabane secrète ? C'est intéressant... On pourrait vraiment découvrir des choses déterminantes !
      Revigorée dans la positivité, son cœur s'éleva à l'idée d'une délivrance prochaine.
      — Exactement. On devra y aller le plus tôt possible, on ne sait pas quand Joey compte disparaître.
      — Je me demande s'il essayera de se débarrasser de Franklin, même s'il est en prison.
      — Hum..., réfléchit Jay. S'il a des gens à l'intérieur, ça serait du gâteau pour lui.
      — C'était un mafieux après tout, souffla-t-elle. Mais c'est vraiment possible de sortir de ce milieu ?
      — J'en doute... Je pense qu'il mouille toujours dedans.
      — C'est ce que je me disais aussi.
      Elle se retourna pour le regarder une nouvelle fois et ses lèvres s'élargirent dans un sourire sincère. Quel soulagement de le retrouver. Une bouffée d'air frais, un regain d'espoir pour l'obtention d'une vérité tant attendue. Avec l'état de son père, Lucy avait cru devoir repousser l'approche finale mais le retour de Jay l'avait remise sur le chemin.
      Trois enfants coururent dans le parc, les deux filles choisirent la balançoire et le dernier poussa la plus jeune. Leurs cris volèrent l'attention de Lucy qui perdit son sourire, repensant à sa mère. Tout la ramenait à Megan. Ou peut-être que c'était elle qui cherchait une connexion partout.
      — Bon, et si on montait ? proposa Lucy.
      — Allons-y.
      Se levant en même temps, ils marchèrent côte à côte jusqu'à l'hôtel et parfois, leurs bras se frôlaient. En pénétrant dans le hall, Lucy constata l'absence de clients. Le calme prenait tout son sens puisque les étudiants avaient déserté la veille, à la grande joie de Max qui s'était tant plaint de leurs soirées bruyantes. Sans échanger de mots, ils montèrent l'ascenseur et traversèrent le couloir de leur étage. Ce mutisme ne les gênait pas, il était même réconfortant pour deux êtres qui se découvraient encore.
      Arrivés devant la chambre, Lucy lui déboita le pas et ouvrit la porte pour lui sommer de passer devant. Un sourire discret illumina le regard du policier, qui reprit un visage composé en apercevant Max sur le côté. Le bras croisé, il devina une animosité réprimée chez lui mais l'ignora. S'il était là, c'était uniquement pour son ami — et pour Lucy.
      — Je t'imaginais dans un état plus déplorable, le taquina Jay.
      Son cœur se serra devant la confusion de Mike. Allongé dans le lit, ce dernier jongla son attention entre sa fille et le nouvel arrivant.
      — Il se porte mieux en tout cas, hier il était affreux.
      Le commentaire de Max arracha un sourire à Lucy qui passa la main derrière le dos de Jay pour le pousser vers son père et elle croisa le regard anxieux du policier.
      Oh, c'est vrai, c'est la première fois...
      Une première pour Jay de ne pas être reconnu par son ami d'enfance, quelqu'un qu'il avait considéré comme son meilleur ami — ce qu'il ressentait toujours sans l'admettre. L'homme ressentit une profonde tristesse en notant la pâleur de son visage et les poches sous ses yeux ; depuis leur dernière rencontre, il semblait avoir pris des années. À cet instant, personne ne pouvait imaginer qu'ils avaient le même âge.
      — C'est Jay, se présenta-t-il en avançant vers lui.
      — Hum... Je- Jay ?
      Mike bafouillait, incapable de se remémorer son visage. Il pouvait voir que son oubli chagrinait l'homme devant lui mais se heurtait à un mur. Essayant de se redresser sur le lit sans y parvenir, Max lui vint en aide et ne quitta pas son chevet. Perdu, le policier se tourna vers Lucy qui reposait sur le canapé à sa droite et chercha un soutien qu'elle lui accorda sans le faire attendre. La jeune femme se leva, rejoignit Jay jusqu'à se coller involontairement contre son bras, glissant sa main pour l'enrouler et essaya de ne pas laisser voir son malaise. Sans surprise, le regard de Max pesait déjà dans sa direction mais Lucy l'ignora. Ce contact physique inattendu accéléra les battements de son cœur, Jay n'osait pas bouger d'un centimètre.
      — Oui, Jay. Tu sais, papa, ton meilleur ami. Vous faisiez les 400 coups avant.
      Ses yeux s'écarquillèrent, leur passé semblait lui revenir en tête, et il sourit brillamment.
      — Jay ! C'est toi ! s'enthousiasma Mike.
      — Oui, répondit-il timidement. On s'est vus il n'y a pas trop longtemps.
      — Huh huh. Tu as croisé Megan ? Elle sera contente de savoir que tu es revenu.
     Le souffle coupé par son évocation, Jay chercha le regard de Lucy qui lui expliqua la situation. Parfois, son père confondait les temps, se perdait dans ses souvenirs et surtout, imaginait que sa femme était toujours en vie. C'était un cadeau empoisonné, un mauvais tour que son esprit lui jouait. Lui faire croire le temps d'un instant que Megan n'était jamais partie, que ces dix dernières années n'avaient jamais existé, était cruel. Non seulement cette maladie lui volait sa vie, il fallait aussi qu'elle manipule son esprit.
      Accablé d'une terrible tristesse, Jay détestait comme son ami n'avait jamais eu de répit dans sa vie. Un combat après un autre. Une obsession après une autre. Un décès après un autre.
      — Oui... Oui, je l'ai vue.
      Il sentit le regard de Lucy sur lui mais ne se détourna pas de Mike.
      — Super. Je suis content qu'on se retrouve tous... Je me demandais comment revenir vers toi.
      Son sourire reflétait une profonde sincérité qui lui arrachait le cœur. Jay perdait ses moyens, cherchait les mots mais se bloquait devant ce regard étranger. Ce n'était pas son ami devant lui, ce n'était plus Mike. Il était peut-être l'homme de ces dix années au milieu de nulle part, loin de ses racines, loin de lui. Son meilleur ami.
      Contre toute attente, l'expression de Mike changea et durcit. Son émotivité n'échappa pas au radar des autres personnes de la pièce, remarquant ses lèvres tremblantes. Inquiète, sa fille s'avança.
      — Papa, ça va ? Tu as besoin de quelque chose ?
      — J'ai froid, gémit Mike.
      Suite à sa plainte, Max réajusta la couverture jusqu'à son cou et s'allongea à ses côtés, rapprochant son corps au sien pour lui donner de la chaleur. Le malade se laissa faire et enfouit sa tête contre le torse de son ami. Cette intimité surprit Jay qui se souvenait de l'homophobie de Louis, son père qui lui avait fait vivre une misère puisqu'il pensait son fils gay — avec Jay — et bien qu'induit en erreur à l'époque, les temps avaient changé. Il venait à se demander quand son intérêt pour les hommes avait commencé. L'avait-il toujours eu ? À l'époque, Mike avait toujours évité les contacts physiques, craignant d'être vu par son père qui se serait perdu dans une fantaisie folle. Jay avait cessé de compter le nombre de rejet il s'était essuyé en essayant d'enlacer son meilleur ami. À le voir se libérer, son cœur se réjouit de soulagement.
      Enfin.
      — Je crois que je vais bientôt m'endormir.
      — Tu peux, tu as besoin de repos, répondit Max.
      — Je sais... Il me le rabâche tout le temps, dit-il à l'adresse de Jay.
      Ce dernier sourit et hocha la tête. Mike changea d'expression et le dévisagea un moment dans le silence. L'ombre d'une tristesse passa dans son regard qui n'était plus si opaque, un sentiment de détresse qui mouillaient ses yeux.
      — Je suis désolé de ne pas pouvoir venir avec vous, articula Mike.
      — Hum ? se tourna le policier.
      — Si c'est lui... si c'est vraiment Joey, ne le tuez pas. Je veux le faire, il faut que ce soit moi.
      Comme revenu à lui-même, dans le bon présent, cette réalisation gonfla le torse de Jay, il dût lutter contre l'envie de sourire pour renverser son plan de tuer Joey — même s'il comprenait ce désir de vengeance. Le trentenaire se détacha enfin de Lucy, qui ne réagit pas, et s'approcha de son ami.
      — Mike, non. Tu ne tueras personne, on l'arrêtera, d'accord ? N'allons pas jusqu'à là.
      — Et comment ? marmonna Mike. Le comté n'a jamais su trouver l'identité de Megan après dix ans. Elle est l'inconnue de Foxfall qui a déserté chez la mort.
      Mot pour mot. Jay reconnaissait le texte sur la pierre tombale de Megan — appelée l'inconnue de Foxfall — qu'il avait visité en venant la première fois. Il garda le silence un moment, perdu dans ses pensées. Même s'il le comprenait, Jay n'imaginait pas aller à l'encontre de ses principes ; il était policier après tout. Devinant son tiraillement, Mike s'efforça de lui sourire et arqua ses sourcils. Sa décision était déjà faite, il ne fuirait pas devant l'occasion mais l'aurait-il ?
      — Je sais que tu dis ça parce que tu es policier, ajouta le malade. Mais tuer Joey ne me brisera pas. J'ai déjà tué mon père. Depuis dix ans, j'attends ce jour... J'attends le moment où je tuerais la personne qui m'a enlevé Megan. Puis... je vais bientôt mourir. Alors je t'en prie, pour cette fois, oublie ton statut de policier, hum ?
      Jay soupira lourdement, passa la main gauche dans ses cheveux et ferma les yeux quelques secondes. Au fond, il savait que peu importe ce qu'il lui dirait, son ami ne changerait jamais d'avis. Son désir de venger Megan était bien trop fort.
      — Bon, nous allons à la cabane secrète de Joey qui n'est pas très loin d'ici. Les coordonnées... Lucy va vous les envoyer, prononça Jay en se retournant vers elle. Nous garderons contact.
      — C'est envoyé, dit la jeune femme dans les prochaines secondes.
      — Super. Maintenant, Mike, repose-toi. Dors. Quand nous reviendrons, nous parlerons du bon vieux temps.
      Les paupières lourdes, le malade acquiesça vaguement puis se laissa entraîner dans le sommeil. Livrés à eux-mêmes, les autres échangèrent un regard silencieux que Lucy prit l'initiative de briser en saluant celui qui restait. Elle traversa la pièce, ouvrit la porte, suivie de Jay, et se retourna vers Max quand il l'appela.
      — Sois prudente.
      — Ne t'en fais pas, je compte revenir en un morceau. Hors de question que papa me voie mourir, hum ?
       Un sourire illumina le visage de Max, qui les regarda s'éloigner dans le couloir jusqu'à ne plus les voir. Mike, qui commençait à ronfler, récupéra l'attention de son ami.

Where hope leads usOù les histoires vivent. Découvrez maintenant