chapitre 29

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      Les lumières s'éteignaient peu à peu, certaines restaient allumées mais perdaient en intensité. À une heure du matin, le café ferma ses portes et poussa les derniers clients à partir. Quelques groupes de jeunes adultes s'éparpillèrent dans le hall sous le regard rêveur de Lucy. Elle se perdait dans l'idée d'une autre vie. Une différente existence qui pourrait la rendre heureuse. Las avec un cœur dénué de sens, la jeune femme déserta le couloir pour utiliser les escaliers. Dans l'ascenseur, les autres clients chahutaient, se préparant à finir la soirée dans leurs chambres. Accompagnée de sa solitude, Lucy monta lentement, marche après marche, la main accrochée à la rampe bleue. Elle se demandait si son père et Max étaient réveillés. Les connaissant, ils devaient toujours dormir. Seule Lucy luttait contre l'insomnie, et cela depuis ses quinze ans. Traînant ses pas, la jeune femme considéra son état ; elle ne dormirait pas de la nuit. Elle enviait la facilité des deux hommes à plonger dans le sommeil.
      Appréciant le silence des escaliers, elle regrettait presque d'en sortir. Après avoir traversé le couloir avec lenteur, Lucy arriva devant la chambre et marqua une pause de quelques minutes, sa main sur la poignée.
      — Faîtes qu'ils dorment...
      Sa petite voix ne réveillerait pas une mouche dans le couloir, ni les deux hommes qui dormaient profondément dans la pièce. Allongés sous la couverture qu'ils partageaient, Max et Mike gardaient une distance, même au lit. Lucy referma la porte derrière elle et marcha sur la pointe des pieds. Ayant le sommeil léger, elle ne comptait plus le nombre de fois où elle avait réveillé Max au milieu de la nuit.
      Quels imbéciles avec leur fierté.
      Elle soupira à les voir ainsi. Le temps s'écoulait dangereusement mais ces deux hommes agissaient comme si le monde leur offrait l'éternité. Dans quelques mois, son père allait mourir. Des précieux moments se gâchaient dans le secret de leur amour. Lucy imaginait déjà l'état lamentable de Max qui exprimerait ses regrets. Elle en avait déjà les oreilles sifflantes.
      S'asseyant sur une chaise de la table, Lucy posa son téléphone sur le meuble à côté d'un autre — celui de Max — et ferma les yeux un moment. Un des appareils s'alluma, éclairant le visage de la jeune femme qui vérifia la notification. Même s'il ne lui appartenait pas, elle lut le contenu du message et se figea en le découvrant. Dans la violence de son cœur valsé, Lucy réagit immédiatement, prenant le téléphone de Max et piquant les clés du véhicule. Elle quitta l'hôtel sans se retourner et s'enfonça dans une essence mystérieuse.
      — Je ne le laisserai pas faire ! pesta-t-elle à voix haute dans le parking désert.
      En voiture, et la pédale appuyée, Lucy ne ménagea pas sa vitesse et ignora certains feux de route. Par chance, aucune voiture n'était à l'horizon. Par chance pour elle, et pour tous les autres. L'obscurité l'encercla, avec seuls ses phares bleutés pour lui servir de repère et elle s'abandonna dans une région sombre. Éteignant le moteur, la jeune femme aperçut quelques lapins s'enfoncer dans la forêt qui longeait le parking vide. Accueillie par un vent glacial, elle descendit de son véhicule et évalua son environnement. Il y régnait un silence mortel sous le ciel étoilé. Ni même les oiseaux ne se manifestaient avec leur chant. Des frissons parcouraient son corps, elle gardait dans une poche le couteau de chasse qui appartenait à son père. Elle n'avait jamais eu besoin de s'en servir mais le souvenir de ses leçons ne l'avait pas quittée. Une faible lumière attira son attention, elle se cacha derrière un arbre en s'approchant de la source. Ses pas discrets lui permirent de réduire la distance et au loin, une silhouette masculine se distinguait clairement. Dans un costume sombre vivifié par sa cravate rougeâtre, un homme aux cheveux sombres portait des lunettes de soleil sur son nez. Lucy fronça ses sourcils, avec une drôle impression de le connaître.
      Pourquoi il porte des lunettes de soleil en pleine nuit ?
      Croyant entendre quelqu'un derrière elle, la jeune femme virevolta et vit un gros lapin écraser quelques branches. La main portée au cœur, elle relâcha un souffle et cligna des yeux. Il avait disparu. Dans un bref sourire, Lucy revint à sa surveillance et constata que l'homme venait d'être rejoint par une autre personne qu'elle peinait à voir. Prenant des risques, elle osa avancer de quelques pas et vit le nouvel arrivant repartir précipitamment. À consulter sa montre sous le petit lampadaire, l'homme semblait prêt à disparaître. Cette occasion était trop bonne à prendre, Lucy se jeta sur lui dans un éclat, reconnaissant son visage lorsqu'il se tourna au bruissement des feuilles.
      — Joey Black !
      Surpris, il se laissa entraîner dans une chute, bousculé par Lucy. En l'espace d'une seconde, il se retrouva le torse écrasé sous le poids de son pied. Mais elle tressaillit en sentant la dureté de son corps ; l'homme la renverserait en un claquement de doigt. Pourtant, Joey n'essayait pas de se dégager. Ce regard déterminé lui paraissait familier, pensant à la fille de Mike. Il lâcha un sourire narquois mais ne dit rien. Lucy finit par relâcher sa prise et recula de quelques pas. Dans un dernier recours, elle sortit son couteau et menaça de le planter s'il osait l'approcher. Ses muscles ressortirent à travers ses vêtements quand il se leva, hérissant les poils de la jeune femme. Elle était seule avec lui, au milieu de nulle part. Personne pour savoir où elle était. Personne pour la sauver.
      — Ma p'tite, tu crois être la première à m'attaquer avec cette vulgaire chose ? Tu t'es vue ?
      — Vous avez tué ma mère ! s'écria Lucy.
      Il fronça ses sourcils et soupira lourdement. Époussetant les manches de sa veste, l'ancien mafieux la dévisagea d'une dureté qui la terrifiait. Elle se souvenait de l'histoire que son père lui avait raconté à son sujet. C'était un homme à ne pas contrarier.
      — Et ce n'était pas assez pour vous, continua-t-elle. Vous vouliez aussi tuer mon autre père.
      — Autre père ? grommela Joey, le torse bombé. T'en as plus d'un ?
      — Max. L'homme qui était avec nous à notre rencontre.
      — Oh, lui.
      — Vous détestez mon père à ce point ? Tuer les personnes qu'il aime, ses partenaires... C'est pour le faire souffrir ?
      Le vent souffla plus fort, ses cheveux lui couvrirent la vue et elle lutta pour ne pas se distraire devant Joey. Un moment d'inattention et il aurait le dessus. Cette possibilité était inacceptable pour Lucy qui devait obtenir la réponse à ses questions. Mais serait-elle la bonne ?
      — Ses partenaires, hum... Si je voulais le faire souffrir, c'est toi que j'aurais choisi, p'tite.
      — Quoi ? lâcha-t-elle d'une voix tremblante.
      Il avança de quelques pas mais pétrifiée, Lucy resta interdite. Ce regard perçant la dissuadait de faire le moindre geste. Le vent ébouriffait ses cheveux, elle avait beau se libérer les yeux, il revenait en puissance. La violence de son souffle la déséquilibra, titubant en arrière alors que Joey demeurait imperturbable. Un brouillard arriva, les encercla. Sa silhouette devint confuse, floue.
      — Oui, poursuit-il. Toi. Ta mort l'impacterait bien plus.
      — Non... Alors pourquoi vous avez essayé de l'attirer ici ? J'ai vu votre message ! C'est pour ça que je suis ici.
      — Quel message ?
      Son visage n'était plus qu'un lointain souvenir, la voix couverte par des bourrasques. Elle ne savait plus déceler le vrai du faux avec ce temps. Quelques gouttes de pluie se transformèrent en torrent, il ne lui fallut qu'une vingtaine de secondes pour se retrouver trempée. Le brouillard se dissipa enfin et Lucy brandit le couteau devant elle, réalisant que Joey avait déguerpi. Baissant son bras, la jeune femme soupira et s'interrogea sur la sincérité de cet homme. Il lui avait semblé confus en évoquant le message. Mais elle n'en était pas sûre. Elle n'était plus sûre de rien.
      Retournée dans la voiture qu'elle verrouilla aussitôt, Lucy se perdit devant l'image du torrent qui s'abattait sur le pare-brise. Elle prenait conscience du risque qu'elle avait pris en fonçant impulsivement dans l'inconnu, vers le danger. Cette nuit aurait pu lui réserver des surprises, et pas des bonnes. Un choix qui aurait altéré le cours de sa vie si ce n'était pas la finir.
      Michael : Je pense que tu dors pas.
      Alors que l'heure tournait vers deux heures du matin, Lucy eut la surprise de recevoir un message de Michael avec qui elle n'avait pas échangé depuis un moment. Revenir en Angleterre semblait avoir été la fois de trop, il avait cessé de lui courir après. Ou peut-être que l'indifférence qu'elle reflétait l'avait lassé.
     Lucy : Tu me connais bien.
     Michael : Oui. Foutue insomnie comme tu dis toujours.
     Lucy : C'est ça. Mais toi, tu ne dors pas non plus.
     Il répondit au bout de dix minutes, interrompant Lucy qui feuilletait le dossier sur Joey qu'elle avait emporté.
     Michael : Je suis à l'aéroport.
     Lucy : Tu pars ?
     Michael : En Australie. C'est loin mais je refais ma vie.
     Lucy : C'est-à-dire ?
     Michael : Je m'en vais. Pour mes études. Et peut-être bien que j'y resterai toute ma vie, si ça me plaît.
     Son cœur se serra, même si elle pensait qu'il allait améliorer sa vie pour le meilleur. Alors qu'elle restait coincée ici, à guetter la mort inévitable de son père qui approchait dangereusement.
     Si seulement on pouvait arrêter le temps...
     Michael : Je pars dans quinze minutes. Alors je me suis dit que je pourrais t'envoyer un dernier message avant de partir.
     Lucy : Est-ce que je peux t'appeler ?
     Une fois le message envoyé, elle revit le visage de Michael dans sa tête. Cette pure clarté qu'elle ne reverrait probablement jamais. Lucy ne comptait pas aller en Australie un jour — à imaginer les animaux dangereux qui y vivaient, elle tressaillit — et il fallait se rendre à l'évidence que rien ne les connectait désormais. La bonté de son cœur l'émerveillait toujours depuis leur rencontre mais son indomptable carapace le ternirait éternellement.
      — Michael, dit-elle en décrochant son appel.
      — Hey Lucy. Ça fait plaisir d'entendre ta voix.
      — Je me suis dit que si tu partais, c'était mieux de faire nos adieux comme ça... parce que ça en est un. À moins que je me trompe.
      Ce silence, court, lui brisa le cœur. Leur passé remontait à la surface, son esprit en était chargé. Lucy réalisait qu'elle avait toujours imaginé qu'il serait là quand elle se retournerait. Il avait été son seul ami ces dernières années, le seul qu'elle avait eu depuis que sa vie avait été chamboulée. Depuis la mort de sa mère. Même dans l'ambigüité de leur relation, Michael n'avait jamais failli à son rôle d'ami. Elle se demandait si elle en avait été une bonne pour lui.
      — Peut-être, soupira-t-il.
      — Tu accomplis enfin ton rêve, à changer de pays. C'est comme si tu renaissais.
      — On peut dire ça, oui.
      Et elle l'imaginait sourire à l'autre bout du fil.
      — Comment va ton père ? demanda Michael.
      — Toujours aussi têtu...
      — Ça me rappelle quelqu'un !
      Cette évidence la fit glousser tandis que le jeune homme restait calme. Lucy avait remarqué l'angoisse dans sa voix mais préférait prétendre qu'elle n'était pas là.
      — Mon père est rentré pile au moment je partais, enchaîna-t-il. Je pense qu'il est revenu exprès pour m'accompagner.
      — Oh, il est là avec toi ?
      — Oui. Mais là, il regarde la petite librairie devant moi.
      À travers l'appareil, elle pouvait entendre le brouhaha des passants et une voix féminine dans le micro qui invitait les voyageurs à se rendre à leur quai. En repensant à la chambre d'hôtel de Jay, elle se souvenait avoir vu deux bouquins en anglais. Leurs couvertures indiquaient des romans policiers.
      — Ma mère est là aussi mais ça craint, ils s'ignorent encore.
      — « Encore », tu dis ?
      — Oui, souffla Michael en baissant la voix. Je les ai entendus parler de divorce hier soir...
      — Ah vraiment ? s'étonna Lucy. Ça se passe mal entre eux ?
      — Je sais pas vraiment, leur relation est bizarre. Les choses sont tendues depuis la blessure de mon père. Quand il a failli mourir. Je crois que ça a vrillé son cerveau. Et son cœur pour le coup. Enfin, je sais pas ! Je crois que j'ai pas envie de savoir.
      Cette révélation troubla son cœur, Jay n'avait jamais mentionné de fissure dans leur mariage. Mais elle se rappela sa place, ils ne se connaissaient pas vraiment et il restait l'ami de son père, quand elle le voyait comme un homme.
      — Oh ! Je dois y aller dans quelques minutes.
      — Je suis contente pour toi, confia la jeune femme. Même si ça signifie que nos chemins se séparent...
      — Honnêtement, Lucy, je pense qu'ils se sont jamais véritablement croisés.
      Ses mots lui lacéraient le cœur, elle comprenait sans comprendre ce qu'il insinuait. Elle posa sa tête sur le volant du véhicule et garda les yeux baissés sur ses chaussures.
      — Je t'ai toujours aimée mais tu m'as jamais laissé entrer. C'était jamais toi et moi. C'était toi, puis il y avait moi.
      — Je suis désolée, chuchota Lucy sans qu'il ne l'entende.
      — Tu sais, j'ai toujours espéré t'entendre me dire que toi aussi tu m'aimais, poursuit Michael. Mais la vérité, c'est que ton amour n'a jamais été à la hauteur du mien. C'était pas le même amour. Pas celui que je veux. Je crois que je réalise beaucoup de choses ces derniers temps et j'ai trop laissé l'incertitude empiéter sur ma vie. Je ne veux plus ressentir ça. Me poser mille questions sans pouvoir y répondre et me perdre. C'est comme si j'avançais sans voir où je mets les pieds. Aveuglément. À me reposer sur la fragilité de notre lien.
      Il marqua une pause, reprenant son souffle. Comme s'il avait noyé ses émotions trop longtemps, les mots tombaient sans effort. Lucy accusa le coup, ne pouvant nier qu'elle n'y avait pas mis du sien. Dans la même position, la jeune femme ignora son mal de dos et attendit la suite, parce qu'elle était sûre qu'il n'allait pas s'en arrêter là.
      — Ce sentiment de sécurité. C'est ça que je veux. Savoir que je te verrais en me retournant.
      Tu veux dire, comme je savais que tu serais là si je m'arrêtais quand je ne le serais pas pour toi ?
      Puis elle se figea en entendant la voix de Jay, basse mais présente, à travers le téléphone, qui s'adressait à son fils. Ce dernier lui répondit, interrompant sa déclaration.
      — C'est Lucy, l'entendit-elle dire.
      — Oh, salue-la de ma part.
      La légèreté de sa voix la fit sourire. On ne devinait pas la préparation d'un divorce avec ce ton. Peut-être alors que cette décision le libérait. Michael transmit son message et Lucy y répondit avec plus d'enthousiasme qu'elle ne le voulait. Elle serra ses paupières, la main appuyée sur son front et redoubla d'efforts pour ne rien laisser paraître. L'inévitable arriva, le moment de se faire leurs adieux. Les larmes aux yeux, Lucy ne pût contenir ses émotions ; malgré tout, Michael avait une place spéciale dans son esprit.
      — Bon, je dois y aller maintenant.
      — Oh...
      — C'est pas un adieu à jamais, même si je sais pas si on se reverra un jour. Je prendrais de tes nouvelles, j'espère que tu penseras à moi aussi.
      — Bien sûr, se hâta-t-elle à répondre. Je t'appellerai quelques fois.
      — Hum. Tiens-moi au courant pour ton père, demanda Michael. J'espère qu'il n'est pas trop souffrant.
      — Ça serait te mentir si je te disais qu'il se portait plutôt bien, soupira Lucy.
      Elle ne le vit pas hocher la tête et se dit que les premiers effets de la fatigue se manifestaient dans son corps. Luttant pour ne pas bailler, la blonde aux cheveux roses songea au temps pluvieux et espéra que le vol de Michael se déroulerait sans accroc. Ce dernier écartait son téléphone à quelques occasions pour répondre au personnel avec la voix de Jay en arrière-plan.
      — Je vais embarquer, Lucy.
      — S'il te plaît, préviens-moi quand tu atterris en Australie.
      — Sans faute ! Prends soin de toi. Hasta la vista !
      Son expression préférée. Il ne changeait jamais. Du moins, jusqu'à ce jour. Lucy était certaine que sa nouvelle vie le transformerait, et tant mieux. Elle l'imaginait déjà s'épanouir dans les choses qu'il convoitait depuis toujours.
      Après avoir raccroché, elle regarda le ciel et nota qu'il ne pleuvait plus. Le parking était toujours vide et les lampadaires s'étaient toutes éteintes sans qu'elle l'ait remarqué. Allumant le moteur, Lucy se prépara à rejoindre l'hôtel. Peu de véhicules circulaient sur les routes, elle pouvait alors apprécier la tranquillité de son retour. Quinze minutes plus tard, l'enseigne de l'hôtel clignota dans son champ de vision et elle entra dans la propriété pour ensuite se garer en bataille. Pénétrant le bâtiment, la jeune femme prit connaissance d'une nouvelle notification sur son portable, qui s'était allumé sur le chemin. Elle s'arrêta en plein milieu du hall, entouré d'un silence assourdissant et lut le message.
     Jay : L'avion vient de décoller, Michael est parti. Il se fait très tard, tu devrais dormir. Demain, j'ai une information à te transmettre au sujet de l'enquête. Bonne nuit.


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J'espère que ce chapitre vous plaira, n'hésitez pas à commenter :)


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