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Je crois que toute cette histoire me dépasse et que j'ai besoin d'être rassurée avant tout. Si tout ceci est bien réel, comment suis-je censée vivre avec ça ? Et pourquoi moi ?

– Moi, ça ne m'étonne pas, ajoute Jivan en haussant les épaules. Tu as toujours été la préférée de grand-mère. C'était quasiment certain qu'elle léguerait ses pouvoirs à toi et pas à maman.

Je soupire, incapable de nier que les relations entre ma mère et ma grand-mère ont toujours été civilisées tout au plus. Elles ne partageaient clairement pas les mêmes valeurs. Grand-mère était tournée vers le passé et les traditions de notre peuple tandis que maman a toujours voulu oublier et aller de l'avant. C'était parfois à se demander comment elles pouvaient être de la même famille. Moi, les histoires de grand-mère me fascinaient. Je croyais à toutes les légendes qu'elle me racontait et en demandait sans cesse des nouvelles. Du moins, jusqu'à ce que je grandisse et perde la magie que la naïveté et l'innocence m'avaient octroyée. Peut-être est-il temps de croire à nouveau ?

Mon attention se tourne vers le rideau de perles cachant les cuisines. Je ne sais si c'est la curiosité, la méfiance ou simplement le besoin de parler à une personne vivante qui me pousse à agir mais je me lève soudain de mon tabouret et contourne sans un mot le bar. Mes doigts sont sur le point d'effleurer les perles noires quand un murmure stoppe mon mouvement. J'entends le timbre grave de Túlio s'adresser à quelqu'un à demi-mot. Sa voix tremble, bien que je ne saurai dire si c'est d'excitation ou d'anxiété.

– Mais ce n'est pas une femme comme les autres. Tu l'as dit toi-même ! Elle n'est pas arrivée jusqu'ici pour rien, c'est forcément un signe !

Je fronce les sourcils et, sans un bruit, vient plaquer mon corps contre le mur. N'est-il pas en train de parler à la police comme il me l'a annoncé ? Y a-t-il quelqu'un d'autre ici ?

– Non, elle ne peut pas te remplacer. Personne ne pourra jamais te remplacer, tu le sais. Et je ne peux pas abandonner maintenant. J'ai attendu si longtemps...

Avec une minutieuse précaution, je m'autorise un coup d'œil à travers le rideau mais seul le dos de Túlio est visible sous la lumière crue des cuisines. Il passe une main dans ses cheveux, se masse le cou au niveau de sa cicatrice puis se couvre le visage, l'air clairement agité.

– Je ne peux pas, prononce-t-il tout bas avec émotion, au bord des larmes. Évidemment que je veux ton bonheur, ce n'est pas la question ! Mais tu sais que je ne peux pas faire ça...

Incapable de contenir ma curiosité plus longtemps, j'écarte les perles d'une main et me glisse dans la pièce. Mon regard part immédiatement à la recherche de l'interlocuteur de Túlio mais je constate avec surprise que le barman est seul. Face à lui ne se trouve qu'un four impeccablement lustré dans lequel se reflète sa mine teinte de tristesse.

– T-Taline..., bafouille-t-il en essuyant rapidement ses yeux humides, pris au dépourvu. Vous avez besoin de quelque chose ?

Il accompagne sa question d'un sourire bienveillant mais le trouble est toujours visible au fond de ses yeux. Le barman calme et confiant que j'ai rencontré a laissé place à un homme perturbé, inquiet.

– Tout va bien ? Avec qui...

Je n'ai pas l'occasion de terminer ma question. Avec un sourire gêné, Túlio se recoiffe et me fait signe de retourner vers le bar.

– Ce n'est rien, clame-t-il sans réussir à me convaincre.

Conversait-il avec un esprit ? Ce dernier s'est-il évaporé en m'entendant arriver ou ne puis-je tout simplement pas le voir ?

– Ne vous inquiétez pas, je maîtrise la situation, ajoute Túlio en percevant ma réticence.

Son ton est ferme mais empreint d'une étrange tendresse. À contrecœur, j'obéis et retrouve les lumières tamisées du lounge, Túlio sur mes pas. La tension emplit l'air alors qu'il reprend sa place derrière le comptoir, caressant le bois du bar du pouce comme pour se rassurer.

– Tal, murmure Jivan directement dans ma tête. Si tu veux mon avis, y a anguille sous roche.

J'échange un regard empreint d'inquiétude avec le fantôme de mon frère. Notre dialogue silencieux nous mène à la même conclusion : même un médium aguerri n'est pas à l'abri des tourments qu'offre cet hôtel. Comment ne l'ai-je pas vu plus tôt ? La détresse qui brille derrière les pupilles chaleureuses de Túlio alors qu'il me sert un nouveau verre de Baileys me parait si évidente maintenant. Je n'ose imaginer les conséquences qu'un endroit aussi peuplé d'esprits doit avoir sur sa santé mentale. Depuis combien de temps travaille-t-il ici ? Combien de personnes mortes a-t-il vues défiler et combien d'histoires tragiques a-t-il écoutées ? Ce don est-il vraiment un cadeau ?

Peu rassurée mais feignant l'indifférence, je coupe une tranche de comté et l'accompagne d'un morceau de pain encore tiède. Je sens le regard du médium sur moi, calme et analytique. Du coin de l'œil, j'aperçois le mouvement de balancier que dessine l'anneau pendu à son cou tandis qu'une odeur d'encens désormais familière apaise mon esprit. Cela ne fait même pas une heure que nous nous sommes rencontrés mais j'ai presque l'impression que sa présence ici, près de moi, est une évidence.

Ma propre voix me parvient comme dans un songe alors que mes yeux scrutent avec attention les expressions faciales du barman.

– Túlio, il y a quelque chose qui m'intrigue...

Je ne sais pas s'il voit venir le sujet de ma question mais je le sens s'agiter avec malaise avant de s'accouder devant moi.

– Oui ?

Mes yeux s'arrêtent sur son visage, analysant la moindre de ses réactions alors que je bois une nouvelle gorgée de crème de whisky pour me réchauffer.

– Vous avez dit que je ne risquais rien à cet étage. Cela veut dire qu'il y a des esprits mal intentionnés ailleurs dans cet hôtel ?

– On peut dire que oui, mais ce n'est pas leur faute, répond-il après un temps de réflexion. Certains sont coincés ici depuis longtemps. Ça rendrait n'importe qui fou, n'est-ce pas ?

– Comment ça ? Pourquoi sont-ils là ? Que veulent-ils ?

Mon engouement presque enfantin doit paraitre amusant car Túlio s'autorise un petit rire doux avant de faire face à mon flot de questions.

– Certains sont ici depuis des décennies et la plupart le sont contre leur gré. Tous sont retenus sur le plan matériel par quelque chose, un désir inassouvi, un sentiment de culpabilité, ou le besoin de veiller sur quelqu'un. Il est parfois possible de leur faire entendre raison mais c'est une tâche difficile et plutôt ingrate étant donné qu'à la fin, ceux qui restent dans les parages ne sont pas les plus aimables...

– Pourquoi rester ici alors ?

Je l'observe avec curiosité laisser sa tête tomber sur ses mains. Il se frotte le visage en grognant avant de pousser un long soupir empreint de fatigue. L'absence de brillance dans son regard quand il plante ses yeux dans les miens me surprend. Sans vraiment y réfléchir, je pose mon verre et viens attraper la main du barman dont la mine déconfite me brise le cœur. Surpris par mon geste, il recule et vient s'accrocher à l'anneau autour de son cou comme à une bouée de sauvetage.

– Ne vous inquiétez pas pour moi, grommelle-t-il dans un sourire gêné. Je sais me protéger et je peux vous apprendre à faire de même mais vous devez d'abord reprendre des forces.

Il m'invite à finir ma nourriture avant de jeter un coup d'œil inquiet derrière lui.

– Túlio, je ne suis certainement pas une experte en la matière mais vous avez l'air épuisé. Je comprends que vous vouliez aider mais peut-être devriez-vous penser à vous avant tout ?

– Et c'est toi qui dit ça ? souffle Jivan en affichant un air mi-agacé mi-rieur.

Túlio émet un petit rire qui, combiné à son air désabusé, me parait terriblement triste. Un silence s'installe quand ses yeux rencontrent les miens et j'ai l'impression que tout disparait, le temps, l'espace... Plus rien ne compte. Je me sens bien, calme et apaisée comme je l'ai rarement été ces dernières années, et en même temps mon cœur bat violemment contre ma poitrine, hurlant son désir grandissant de se rapprocher de cet homme à l'aura fascinante. Je ne dois pas être la seule à me sentir de la sorte car je peux lire le conflit interne se refléter dans les yeux sombres de Túlio avant qu'il ne détourne le regard, gêné.

– V-vous devriez manger, me conseille-t-il en se raclant la gorge. Il va vous falloir des forces pour que je vous apprenne à vous défendre.

À ces mots, il se redresse et se met à s'affairer derrière le bar, nettoyant un verre par-ci et pliant un torchon par là, le tout en évitant soigneusement mon regard. Je gobe un morceau de camembert en me maudissant silencieusement. Qu'est-ce qui me prend d'essayer de séduire un inconnu à l'esprit visiblement troublé ? Jivan a raison. Ça fait bien trop longtemps que je suis seule. Pourtant j'ai vraiment cru l'espace d'un instant qu'il y avait quelque chose entre nous, comme si nous étions littéralement sur la même longueur d'onde.

Pour la première fois depuis notre rencontre, le silence qui s'installe entre nous est nourri d'une tension étouffante. Quelque chose le tourmente plus qu'il n'ose l'avouer, c'est certain, mais je ne sais si je fais bien de m'en mêler. J'entends ma voix trembler.

– Túlio, est-ce que... Est-ce que quelque chose vous retient ici ? Quelque chose de néfaste ?

Quand nos regards se croisent à nouveau, une myriade insondable d'émotions semblent danser dans ses pupilles mais son absence de réponse parle d'elle-même.

– Je sais qu'on se connait à peine mais je vois bien que quelque chose ne va pas. Je peux peut-être vous aider ?

Il me considère un instant et quand il parle enfin, son ton est froid et sombre.

– Si je vous dévoile la vérité, cela ne sera pas sans conséquences et il n'y aura pas de retour en arrière. Voulez-vous vraiment prendre un tel risque pour un simple inconnu ?

Le silence qui suit est glacial et je n'ose soutenir le regard lourd que Túlio pose sur moi. Je l'entends soupirer puis retourner à ses occupations. Il y a une certaine lassitude dans ses mouvements, comme s'il avait déjà vécu cette situation à plusieurs reprises mais que l'issue était toujours la même. Confuse, je repense à ce qu'il a dit sur mon don et comment j'étais particulièrement sensible à l'initiation. C'est probablement un risque plus grand que je ne l'imagine mais... et si j'avais le pouvoir de libérer Túlio du mauvais esprit qui le tourmente et fait régner la terreur dans cet hôtel ?


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