Chapitre 39

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Morgan

Vingt-quatre ans plus tôt.


      La lumière du jour traverse à peine les volets mal fermés. Je me réveille dans une maison encore plongée dans un silence lourd. Autour de moi flotte l'odeur familière d'alcool rance et de cigarettes froides. Mes yeux se posent sur nos parents, affalés sur le canapé, comme la veille. Des bouteilles vides jonchent le sol, quelques cachets renversés sur la table basse. Rien de nouveau. Je me lève doucement, veillant à ne pas les réveiller et pars rejoindre ma sœur. À dix ans, je sais déjà que c'est à moi de m'occuper d'elle : vérifier qu'elle a de quoi manger, lui préparer quelque chose de simple, la laver, la changer et m'assurer que les parents restent loin d'elle. Je ne vais plus à l'école depuis la fin de l'année dernière. Quand j'ai vu que mes parents n'avaient même pas pris la peine d'inscrire Élise en maternelle, j'ai compris qu'elle serait livrée à elle-même. Ils ne s'occuperaient jamais d'elle. Alors, j'ai fait le choix de rester à la maison. Je me devais d'être là pour elle, veiller sur elle, parce qu'il était clair que personne d'autre ne le ferait.

     Élise dort sur son matelas au sol, son pouce dans la bouche, entourée de couvertures éparpillées. Elle est encore dans son monde d'innocence, inconsciente de ce qui se passe. Je regarde ses petits pieds dépasser de la couverture. Même si je suis le seul à réaliser l'enfer dans lequel on vit, je ne laisserai jamais ce monde la dévorer, pas elle. Élise a besoin de moi, et je serai toujours là, à ses côtés, peu importe la difficulté.

Un bruit fort provenant du salon me fait sursauter, et réveille ma sœur. Le chat à encore dû essayer de se faufiler entre les bouteilles. Paniquée, Lyse se met vite à pleurer. Je cours vers elle, laissant les gémissements de nos parents derrière moi. Ses joues sont déjà mouillées de larmes. Elle a à peine trois ans, mais je vois la peur dans son regard. Je la serre contre moi, et quelque chose se brise en moi à cet instant. Je comprends que, une fois de plus, ils ne viendront pas la rassurer. Personne. Pas eux, en tout cas.

Je suis tout ce qu'elle a.

Je la berce doucement, murmurant des mots rassurants que je n'ai jamais entendus de nos parents. Mes petits bras autour d'elle ne semblent jamais assez pour la protéger du monde. Mais je ferai tout ce que je peux, malgré ma peur. Car oui, il m'arrive d'avoir peur. Peur qu'ils lui fassent encore du mal, parce qu'elle a fait pipi dans ses draps, parce qu'elle fait trop de bruits quand elle joue ou parce qu'elle pleure quand elle se fait mal. Dans ces moments-là je m'interpose et j'accepte les coups.

Parfois je me demande si elle comprend tout ce que je fais pour elle, car j'ai remarqué, depuis quelques temps, qu'elle ne sourit qu'avec moi, elle ne parle qu'avec moi. Notre mère l'appelle L'attardée. Comme elle ne communique pas avec eux, elle pense qu'elle est sourde-muette, ou un truc du genre. Mais je sais qu'elle entend très bien. Je parle beaucoup avec elle, tout le temps. Je lui lis des histoires, j'en invente même. Des histoires où il n'y a plus d'adultes, que des enfants heureux qui jouent à longueur de journée, où personne ne cris, personne ne boit et personne ne fume. Les grands sont égoïstes. Personne ne nous vient en aide. Je n'ai pas vu qui que ce soit de notre famille venir chez nous depuis la naissance de Lyse.

     Les jours se ressemblent tous. Papa rentre en titubant, la bouteille à la main, et maman... elle est là, mais pas vraiment. Plongée dans son propre monde, déconnectée de nous, de la réalité. Je la vois souvent affalée sur le canapé, les yeux mi-clos, un filet de bave au coin de la bouche. Je la déteste. Mais je ne peux pas laisser Élise voir ça. Je lui dis toujours qu'ils vont changer, qu'un jour on sera loin d'ici. Mensonge après mensonge... Et pourtant, c'est tout ce que je peux faire pour la protéger. Elle ne comprend pas encore à quel point ce monde est pourri.

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