Chapitre 4 ~Esther

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La porte du couloir des cellules du second étage claqua dans un bruit métallique. Une clé tourna dans la serrure, et des pas secs passèrent leur chemin.

Deux minutes de silence suivirent, après quoi Sœur Esther lança, toute enjouée et le sourire au lèvres :

- Je crois que je suis amoureuse.

- Quoi ? s'étrangla Tahanne. Tu ne sais même pas ce que ça veut dire. Personne ne le sait. Enfin, peut-être Sœur Erdalle. Elle est plus puissante et savante encore que Sœur Maënne.

- Ne sommes-nous pas toutes égales aux yeux du Mur ?

- Oserais-tu clamer devant le Mur que tu es à égalité avec Sœur Maënne, ou Sœur Erdalle ?

- Mon Dieu, non ! Elles me frapperaient.

- Tu vois. Respecte le silence du Grand Mystère, et ne parle pas inutilement.

- Qu'est-ce que l'Amour ? interrogea Fayonne.

- Ce mot est interdit, tout comme le concept qu'il désigne. C'est la pire des fautes ; c'est l'essence du pêché.

- N'importe quoi ! s'offusqua Esther. L'Amour est la plus belle chose qui soit.

- Tu ne connais rien à l'Amour, et c'est mieux ainsi.

- Qu'en sais-tu ? J'ai lu un livre. C'était beau, fascinant... J'en aurai pleuré.

- Par le Grand Mur ! Un livre interdit ! Mais tu vas mourir, ma pauvre Esther !

- Mais non, voyons. Je suis sûr que le Mur approuverait. C'est tellement magnifique. Je sais que je suis amoureuse, je ne sais juste pas de qui. Vous ne direz rien, n'est-ce pas ?

- Entre voisines, la rassura Fayonne, on peut se faire confiance, non ?

- Priez pour que le Mur ne nous entende pas, ou il nous brûlera sur place.

***

"Ô Grand Mur, devant ta puissance

Je suis soumise et inclinée

Par ma foi illuminée

De la Sainte Ignorance

Je loue le Mur

Seigneur Obscur

Vive le Grand Mystère

Qui perce l'atmosphère

Owohohoho

Ohohohohoho

Le Mur

Le Mur

Le Mur !" chantèrent à l'unisson les Sœurs d'une voix cristalline, illuminées par le grand soleil qui perçait les vitraux et faisait ressortir leurs robes blanches.

C'était le seul moment de joie dans leur simple existence, où elles pouvaient chanter ensemble à gorge déployée. Esther le voyait comme un moment d'évasion magique, Tahanne comme une Ode au Grand Mur, et Fayonne... Où était donc Fayonne ? Personne ne l'avait vue depuis le réveil, et il ne semblait à Esther qu'elle l'avait aperçue durant le petit-déjeuner.

- As-tu vu Fayonne ? souffla Esther à Tahanne.

- SŒUR ESTHER ! hurla Maënne. SILENCE ! Tu réciteras vingt psaulmes au Mur.

- Oui, Sœur Maënne.

- Dans la chapelle, et plus vite que ça !

***

Une demi-heure plus tard, Sœur Maënne rejoignait Sœur Erdalle dans les Caves de Roche.

- Alors ? lui lança cette dernière.

- Je crois que cette petite fouineuse d'Esther l'a remarqué. Vous pensez que c'est vrai ?

- Quoi donc ?

- Cette fille... Si elle a vraiment posé La Question, alors les Caves ne suffiront pas.

- Taisez-vous, Grands Dieux ! Il n'y en a que de son espèce.

- Vraiment ? Et où est-ce que vous les gardez ?

Au lieu de répondre, Sœur Erdalle alluma sa lampe, révélant tout autour d'elles, dans l'obscurité, une vingtaine au moins de femmes dans de microscopiques cellules métalliques dépourvues de tout meuble. Les captives étaient assises par terre, les yeux blancs, la peau translucides, les orbites et les joues creuses. Elles étaient immobiles, aveugles à force de noir, sourdes à force de silence, impassibles à force de non-action, et effrayantes -à vous glacer le sang.

Sœur Maënne glapit.

- Et toutes celles-là ont...

- Non, pas toutes. Mais certaines. Celles qui réclament à manger ou m'ennuient, ou encore osent répéter leurs fautes, je m'en débarrasse. Nous sommes au sommet de la société, Maënne ; nous n'avons pas de comptes à rendre.

- Même lors de la Nuit du Grand ?

- Ha ! La Nuit du Grand ! Mais regardez-y à deux fois, ma pauvre Maënne, et vous verrez -tout n'est qu'illusion.

- Que voulez-vous dire ?

Sœur Erdalle ne répondit pas.

- Il est temps d'utiliser un châtiment plus productif. Suivez-moi en silence.

Elles arpentèrent les couloirs de Sœurs du Noir, gémissant de faim dans leurs cellules.

- Vous ne les nourrissez pas ?

- Uniquement quand cela m'arrange. Taisez-vous, maintenant, Maënne.

***

- Nous y voici.

Il s'agissait de la dernière pièce du réseau. Une seule des cellules était occupée ; Fayonne y était recroquevillée.

La Sœur Supérieure ouvrit la grille. La captive se redressa doucement.

- Qu'ai-je donc fait ?

- Silence, fille de joie ! Tourne-toi !

La malheureuse s'exécuta en tremblant.

Soeur Erdalle lui donna un grand coup de bâton dans le dos, et Fayonne tomba par terre sous le choc. Un nouveau coup, sur le crâne cette fois, lui fit perdre connaissance.

- Aidez-moi à la transporter, Maënne. Nous descendons à la Ville.


A votre avis, que va-t-il se passer pour Fayonne ? Que lui reproche-t-on ?



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