Chapitre 36 ~Rigus

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Deux semaines passèrent. Il n'y eut plus d'incident remarquable. Et enfin, vint l'Âge de Liberté tant attendu.

- Rigus ! Jord ! Réveillez-vous !

Les deux frères ouvrirent les yeux, et quand ils se rendirent compte de l'importance de la journée qui les attendaient, ils bondirent hors de leurs matelas, et déjeunèrent en vitesse.

Jord s'habilla d'une chemise et d'un pantalon de toile avec une petite veste brune. Son père le coiffa avec un vieux peigne ; à l'échelle de sa famille, il était tiré à quatre épingles.

- C'est ton grand jour, aujourd'hui, fils. Je sais que tu feras le bon choix.

Rigus soupira. Dans quel monde vivait-on ? Seize ans à peine, et déjà son frère avait terminé son apprentissage, aujourd'hui il choisirait son métier. Et si son affectation le nécessitait, il partirait peut-être dans un coin tout autre de la Ville.

Il pressa l'épaule de son frère.

- Je... je suis désolé, Jord. Je crois que je m'y suis toujours mal pris avec toi. J'aurais aimé qu'on s'entende mieux, enfin je suppose que j'ai été plutôt comme un deuxième père à tes yeux, et certainement pas en bien... Je voudrais juste que, si tu ne devais pas rentrer à la maison, tu ne partes pas en me détestant. Tu comptes à mes yeux, Jord. Je sais que c'est trop tard, que je ne pourrai jamais rien réparer, mais...

- Lâche-moi, Rigus, maintenant, s'il te plaît. J'ai compris. C'est trop tard, en effet.

Il sortit. Rigus se tourna vers l'aïeul.

- Laisse, fils. Tu es le seul responsable, et c'est vrai que tu t'y prends bien tardivement. Tu auras peut-être une chance de te racheter, mais j'en doute. Je t'en prie, Rigus, ne m'en veut pas. J'ai toujours voulu... enfin, il est probable que nous ne soyons plus que deux dans cette maison. Alors je ne veux pas que tu me voies d'un mauvais œil.

- Ne t'inquiètes pas, papa. Tout ira bien. Et puis, bientôt, il y aura mon fils, aussi. J'y vais. A toute à l'heure.

Il sortit et courut pour rattraper Jord.

***

Ils traversèrent la Ville, jusqu'à la Place de la Justice. Là, deux bonnes centaines de jeunes de seize ans, accompagnés d'adultes, se tenaient en cercle autour d'une estrade ronde sur laquelle se trouvait une longue table munie de six disques de métal noir. Le consul Jörgsen présidait la séance ; c'était le plus haut chef des Divisions non-militaires. A ses côtés se trouvait un soldat à l'air peu commode. Dans les diverses rues qui partaient de la place attendaient les représentants des différents corps de travailleurs.

Jörgsen était un homme affable au ventre assez bien rebondi et aux cheveux d'un blond tirant sur le roux.  Il avait une moustache qui rejoignait ses favoris et portait un costume d'un genre inaccessible au commun du peuple, taillé dans un très bon tissu.

- Aujourd'hui est un grand jour pour vous, jeunes gens, commença le consul d'un ton un peu bourru. Aujourd'hui, vous devenez officiellement des citoyens -et vous choisirez bientôt dans laquelle de nos divisions vous connaîtrez la Grande Liberté : celle de pouvoir travailler !

C'était là le moment du discours que les futurs ouvriers avaient tant préparé durant leurs cours.

-  "Je loue le Grand ! s'écrièrent-ils tous en chœur.

Ô souverain tout-puissant

Vive la Grande Liberté

Celle de pouvoir travailler

Depuis la Ville, je suis incliné

En direction de la Grande Cité.

Et le Mur tiendra

Tant que le vent soufflera

Le Mur nous sauvera

Toujours le Mur tiendra !

Je lui fait honneur

Sur le cœur !"

Ils se frappèrent la poitrine avec force et détermination.

Rigus eut presque peur en voyant la conviction dont son frère faisait preuve en chantant.

- Vous allez maintenant décider quelle division vous intégrerez. Comme vous le savez, nous en avons six.

Les Producteurs, notre unité principale. Ce sont eux qui produisent notre nourriture, font pousser la plupart des légumes et plantes vivrières, élèvent nos quelques animaux. Cette affectation vous laisse libre de nombreux choix : vous pourrez tout aussi bien transformer les aliments bruts en poudre ou en conserves, que fabriquer des vêtements, devenir agriculteurs ou encore éleveurs -voire, pour les plus doués d'entre vous, les rares meubles et armes dont nous avons encore besoin.

Ensuite, les Bâtisseurs. Sachez que cette Division, l'une des plus attirantes, n'a que peu d'avenir. Elle sera bientôt considérablement réduite, et quand vous finirez votre cursus, elle s'occupera principalement de faire de l'entretien. Néanmoins vous serez utiles au Monde Emmuré, puisqu'une fois la zone en chantier achevée nous lancerons une campagne de reproduction afin d'augmenter un peu nos effectifs.

Les Trieurs agissent pour l'avenir de la Ville. Cette unité est relativement peu nombreuse, mais essentielle. Leur usine, située en bordure, gère et recycle nos quelques déchets et les composte. Les Trieurs gèrent le terreau et le fumier pour le chauffage collectif, font pousser certaines plantes et s'occupent des espaces verts. Certains bons travailleurs auront peut-être le privilège de s'occuper des jardins intérieurs du Grand.

Les Nettoyeurs rafraîchissent les bâtiments officiels, aussi bien niveau façade que niveau parquet, nettoient les rues pour certains et s'occupent de l'entretien des canalisations d'eau. Là encore, les plus talentueux pourront servir comme majordomes ou laquais chez le Grand.

Les Brûleurs s'occupent de la combustion des déchets non recyclables et des cadavres. Ce sont également nos éboueurs. Ils renforcent également certaines unités qui manquent de membres pour certaines tâches. Cette unité, principalement alimentée par des déclassés, est également obligatoire pour les rares qui sont nés de parents affectés aux Noirs. Néanmoins, sachez que si votre famille n'a jamais été traînée dans la boue, et que vous êtes de bons travailleurs, vous pourrez très rapidement monter dans la hiérarchie, et ainsi devenir, d'ici quelques années, chefs d'unités.

Et enfin, les Forces. Notre armée, notre police, chargée du maintien de l'ordre et de l'arrêt et interrogatoire des criminels. Son élite sert auprès du Grand ou est nommée Chevaliers. S'engager dans les Forces est un privilège, le seul moyen de sortir de la condition ouvrière, et par conséquent payant. Une somme doit être versée à la Nation par chaque nouveau soldat. Les officiers sont prioritaires pour engendrer des enfants, et les meilleurs de ces derniers auront accès à des métiers exceptionnels tel que médecin ou juge.

Je vais maintenant vous appeler, et, un par un, vous choisirez votre affectation. Abhras, Klint !

Un garçon au visage carré et aux petits yeux mauvais sortit de la foule, et monta sur l'estrade.

Il regarda un instant la table sur laquelle on pouvait voir sur les six plaques métalliques six symboles gravés en relief : la spirale des Producteurs, le tas de briques des Bâtisseurs, l'arbre des Trieurs, la goutte d'eau des Nettoyeurs, la flamme des Brûleurs et le poing serré et dressé des Forces.

Klint tendit la main droite et l'appliqua sur le tas de brique. Une marque s'y fit, elle y resterait pendant deux jours, jusqu'à ce qu'une unité lui soit affectée.

- Bâtisseurs ! Abiel, Corrin !

Le garçon s'en alla rejoindre les Bâtisseurs dans la rue tandis qu'un nouveau s'approchait de l'estrade.

***

Un peu moins d'une heure plus tard, Rigus se redressa brusquement. Ce serait bientôt à eux.

- Meltroj, Jord !

L'interpellé se dirigea vers l'estrade tandis que son frère sentait venir le malheur.

Le MurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant