12 - Nul autre

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Je n'ai pas le choix : bien que je n'aie aucune envie de me retrouver à nouveau en présence de Vinny, je prends la direction de ses quartiers. Je le trouve assis à son bureau dans la pièce immédiatement située derrière la porte, mais bizarrement, le plan de travail devant lui est vide. Il semble en pleine réflexion, et j'hésite un instant à tenter d'éviter notre confrontation en lui proposant de ne pas le déranger dans ses pensées. Cet instant est de trop, car il relève vite la tête et sourit à mon entrée. Il me salue :

"Bonjour, Proxima.

- Bonjour.

- Comment vas-tu ?

- Très bien, je vous remercie.

- T'habitues-tu à la vie à bord du Reine Magd ?

- Tout à fait."

J'espère qu'il ne m'a fait venir que pour me poser ces questions de routine. Mais il frappe brusquement la table de la paume de ses deux mains, avant de me révéler :

"Emily et moi avions une réunion ce matin. Je lui ai demandé de tes nouvelles. Elle m'a dit que tu travaillais avec Andy à l'atelier. Je croyais avoir été clair : je souhaite que tu consacres ton temps à chanter."

Vinny doit s'apercevoir que mon visage s'est renfrogné d'un coup, car il m'explique sur un ton moins autoritaire :

"Tu n'as pas besoin de t'épuiser à réparer des machines. Tu es trop précieuse pour cela. De nombreuses jeunes filles donneraient tout pour passer leur vie à chanter, et toi, tu refuses. Pourquoi ?"

Je voudrais esquiver la question comme je l'ai déjà fait si souvent, mais elle est si directe que je me sens acculée. Ma gorge est sèche quand j'articule :

"Je ne comprends pas l'utilité de cette demande. Pourquoi me demander cela ?"

Vinny soupire et se passe nerveusement la main dans les cheveux. En m'affirmant, je semble l'avoir déstabilisé. Il murmure :

"Crois-moi, chanter est ce que tu peux faire de plus utile. Pour moi..."

J'ai envie de rétorquer que son intérêt personnel n'est pas celui de la communauté toute entière, mais je m'abstiens. Mes seize années à bord de l'Exodus m'ont appris que renforcer la contrariété d'une personne n'apporte jamais quoi que ce soit de bon. Avec John Knox, j'étais à la bonne école pour l'apprendre. Plus je me trouve en présence de Vinny, et plus je lui trouve de ressemblances avec mon père.

Après de longues secondes, c'est finalement le capitaine du Reine Magd qui rompt le silence :

"Et si tu essayais simplement ? Je sais que si tu commençais à chanter, tu verrais que tu aimes ça, et tu accepterais de continuer. Il faut simplement que tu te lances. Que tu laisses sortir l'incroyable voix qui est en toi. Laisse ce que tu es s'exprimer, Proxima."

Voilà que les paroles de Vinny me mettent de nouveau mal à l'aise. Il est toujours si excessif lorsqu'il parle de moi... Ma voix est teintée moins d'amertume que de curiosité lorsque je dévie la conversation vers une interrogation :

"Comment pouvez-vous l'affirmer ? Vous parlez comme si vous me connaissez, mais vous ne savez rien de moi. Vous m'avez rencontrée il y a cinq jours seulement - je ne compte pas les périodes de cryogénisation -, nous n'avons eu qu'une discussion avant aujourd'hui, et vous parlez comme si je n'avais aucun secret pour vous."

Vinny me fixe avec la même intensité que lorsqu'il m'a aperçue pour la première fois à bord de l'Exodus, et j'ai le sentiment que mes paroles lui ont fait plus d'effet que je ne l'avais envisagé. J'ai l'impression que mes phrases, prévues pour le mettre face à ses contradictions, se sont heurtées à une masse de caoutchouc et ont perdu de leur pouvoir accusateur. Je me sens obligée de répéter :

"Vous ne me connaissez pas."

Vinny secoue la tête, très lentement, et je pense un instant qu'il admet que j'ai raison, et qu'il ne sait en effet rien de moi. Mais il me contredit finalement :

"C'est là que tu te trompes, Proxima. Je te connais. Je te connais depuis si longtemps..."

Je hausse les sourcils, et je réprime un petit rire. Mes barrières internes ont sauté, et je réplique, ironique :

"Pardon ? Il ne me semble pas vous avoir vu à bord de l'Exodus, là où je suis née, là où j'ai passé toute ma vie jusqu'à cette semaine. Il est impossible que vous m'ayez rencontrée auparavant."

Vinny ne se laisse pas troubler par mon ton irrévérencieux : il semble plongé dans une rêverie mélancolique, et continue à parler comme s'il n'avait pas entendu mes objections :

"Je te connais depuis une époque et un lieu dont tu ne te souviens pas. C'est toi qui as oublié, Proxima. Laisse-moi faire revenir en toi les souvenirs de ce que tu es. Je t'ai connue telle que tu aurais été si l'Exodus n'avait jamais existé. J'ai conservé cette image à travers le temps et l'espace dans l'espoir de pouvoir te la rappeler, afin de te rendre la vie que tu aurais dû avoir. Nul autre ne pourrait se souvenir aussi précisément de qui tu es, Proxima. Nul autre ne te connait comme moi."

En entendant le discours de Vinny, la tête me tourne. Il parle avec une telle conviction que je me mets à croire, moi aussi, qu'il y a un fond de vérité dans ses paroles. Qu'il pourrait, effectivement, me connaître. Depuis que je l'ai rencontré, j'ai le pressentiment que j'ignore quelque chose que je devrais savoir pour comprendre pleinement notre relation.

Se pourrait-il que mon passé ne soit pas celui que je pensais ? Que, d'une manière ou d'une autre, j'aie oublié avoir rencontré Vinny ? Ainsi qu'une partie de ma vie qui se serait passée hors de l'Exodus ? Cette perspective me semble totalement impossible, mais le capitaine du Reine Magd parle avec une foi indéfectible en ce qu'il dit... Et puis, j'ai toujours eu le sentiment que je n'étais pas à ma place dans mon ancienne colonie. Je me souviens de mon désespoir, de mon envie d'ailleurs... J'avais souvent l'impression d'être mélancolique d'un lieu que je n'avais pas connu. Et si c'était une manifestation de morceaux de ma mémoire effacés et rendus inaccessibles ? Ce qu'avance Vinny ne me paraît plus si dément que cela.

Un seul mot franchit la barrière de mes lèvres :

"Comment ?"

Vinny me regarde d'un air interrogateur, m'encourageant à expliciter :

"Vous dites que vous me connaissez. Comment ? Où ? Quand ?"

Le capitaine du Reine Magd soupire :

"C'est une longue histoire. Je n'avais pas l'intention de te la raconter tout de suite. Je ne suis pas sûre que tu sois prête à l'entendre. Cela peut être difficile pour toi. Ne peux-tu pas me faire confiance et faire ce que je te demande jusqu'à ce que tu sois plus préparée ?"

La perspective me semble rationnelle, mais malheureusement pour Vinny, je n'accorde pas ma confiance rapidement, et on a pris bien trop de décisions à ma place depuis ma naissance :

"Non. Je veux comprendre, maintenant. Je veux que vous me racontiez."

Vinny soupire profondément, et me désigne un siège en me disant :

"Assieds-toi. Nous en avons pour un long moment."

Avec la tension de notre échange, je ne m'étais pas rendu compte que j'étais toujours debout. Alors que je prends place, il ajoute :

"N'hésite pas à m'interrompre si mon récit devient trop dur à supporter émotionnellement parlant. Rien ne nous oblige à faire cela d'une traite."

J'en ai assez de ces tergiversations. Je veux la vérité désormais. J'encourage Vinny d'une voix douce :

"Racontez...

- Très bien. Je vais te livrer mon histoire. Ton histoire."

ProximaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant