Pendant les dix ans qui ont suivi, j'ai tenu la promesse que j'avais faite à cet homme, ce scientifique qui avait pris la décision de me tirer de cryogénisation : je me suis entièrement consacré à la recherche d'une solution pour purifier l'atmosphère terrestre des résidus chimiques qui s'étaient infiltrés dans les cerveaux des hommes pour les pourrir.
Pour la première fois depuis ma naissance, je me sentais utile. J'exploitais à fond les capacités intellectuelles qui m'avaient été données. Si cela m'était arrivé avant que je ne rencontre Madeline, j'aurais été heureux. Après tout, servir la science avait été mon objectif jusqu'à ce que ma chanteuse rentre dans ma vie. J'étais l'un des plus investis de l'équipe : je ne quittais presque pas le laboratoire, tentant d'oublier dans le travail la perte que j'avais subie.
Mais je n'y suis pas parvenu. Toujours, à l'arrière de mon crâne, j'entendais Madeline chanter son Ave Maria.
Toutefois, je ne peux pas dire que j'étais malheureux. Le travail que je menais était extrêmement gratifiant, et m'offrait des challenges en permanence. Je n'oubliais pas celle que j'avais aimée, mais je parvenais à détacher une partie de mon attention de son souvenir pour me consacrer à mes recherches.
J'ai été un des éléments moteurs de ce projet de purification de l'atmosphère terrestre. Quand mes collègues connaissaient des moments de déprime, moi, j'étais toujours debout. Quand les organismes qui finançaient nos recherches désespéraient de nous voir arriver à un résultat et transféraient certains des fonds qui nous étaient alloués à des programmes de terraformation d'autres planètes, je n'en travaillais que plus dur. L'obsession était sûrement une habitude chez moi.
Et ainsi, le temps passait à une vitesse folle. Je prenais des années, et je m'en rendais à peine compte.
J'avais raison de persévérer. Dix ans après ma sortie de cryogénisation, je vis à travers mon microscope une molécule que j'avais synthétisée attaquer celle qui était présente dans les anciennes bombes chimiques, et la neutraliser. J'avais réussi.
La MDLN fut pulvérisée d'abord à l'échelle de quelques villes puis, après des premiers résultats concluants, dans le monde entier. Dans les mois qui suivirent, le taux de malformations à la naissance baissa drastiquement. Les tests pratiqués sur les jeunes enfants donnèrent de meilleurs résultats que pour les générations précédentes. L'humanité repartait sur des bases saines.
D'un coup, je devins un homme riche. Les primes gouvernementales tombèrent sans discontinuer dans mon compte en banque. Je devins également un homme libre : la synthétisation de la MDLN me libérait des obligations que j'avais contractées au moment de ma sortie de ma cryogénisation.
Je ne devins pas pour autant un homme heureux. Certes, j'étais fier de ma réussite, et il m'était agréable de me sentir reconnu. Mais rien ne pouvait combler le sentiment de vide qui subsistait en moi depuis que Madeline m'avait été arrachée. J'avais dormi trois cents ans avec son image dans mon esprit : dix années étaient un temps bien court pour estomper la marque que cette expérience avait laissée en moi.
Maintenant que je n'avais plus une mission pour m'occuper, un objectif à atteindre, j'en revins au sens premier de ma vie : Madeline, mon amour.
Je ne me faisais pas d'illusion : je savais bien qu'elle était morte depuis des siècles. Mais je voulais savoir ce qui s'était passé dans l'Exodus depuis son départ. Comment elle avait vécu. Si elle avait parfois murmuré mon nom dans son sommeil, comme je prononçais encore le sien dans mes nuits d'insomnies. Comment elle avait trouvé sa fin.
Je n'oubliais pas non plus les derniers mots que j'avais lancés à John Knox avant d'être emmené en salle de confinement. Il n'était pas Dieu. Je voulais le lui prouver, et détruire le grand projet auquel il avait consacré sa vie, tout comme il avait brisé la mienne en m'arrachant Madeline. Je voulais retrouver l'Exodus, et l'arrêter avant qu'il n'atteigne Juda II. Pour que ses colons dérivent à jamais dans l'espace. Pour que les descendants de John Knox sachent quel effet cela faisait de mener une existence inutile et sans but, comme celle à laquelle leur ancêtre m'avait condamné.
Avec l'argent que j'avais gagné grâce à la mise au point de la MDLN, j'ai donc fait construire un vaisseau spatial à la pointe de la technologie de l'époque. Les ingénieurs estimaient que sa vitesse pourrait être cinq fois supérieure à celle de l'Exodus, propulsé par des moteurs anciens. Il m'était donc possible de rattraper la colonie de John Knox, et ce, de mon vivant : toutes les couchettes de mon vaisseau ont en effet été équipées d'appareils de mise sous cryogénisation afin de préserver le temps de vie de l'équipage.
Beaucoup de gens se sont étonnés de ce choix de ma part. Ils pensaient que les trois siècles que j'avais passés gelés avant d'être réveillé m'auraient traumatisés et que je refuserais d'être endormi artificiellement de nouveau. Ils se trompaient, car ils ignoraient que ces trois cents ans de cryogénisation ont été pour moi une expérience miraculeuse de communion avec Madeline. En vérité, j'avais plutôt hâte de recommencer.
A partir des coordonnées de Juda II et de la vitesse approximative de l'Exodus, j'ai estimé sa position. Lorsque mon vaisseau, le Reine Magd, a pris son envol, j'ai mis le cap sur la base spatiale la plus proche du résultat de mes calculs. L'équipage qui est parti avec moi était constitué en majorité de voyageurs souhaitant se rendre sur cette base. Je les ai peu connus : la plupart d'entre eux m'ont quitté dès leur arrivée là-bas, et nous avons passé les cinquante années qu'a duré le voyage cryogénisés. Je me suis accroché à l'image de Madeline pendant tout ce temps.
A partir de là, les complications commençaient. L'Exodus n'était évidemment pas à la position exacte que j'avais déterminée : il me fallait donc fouiller tous les vaisseaux d'importance dans cette zone pour le retrouver. C'est ainsi que je me suis fait pirate. John Knox n'a en effet pas été la seule fripouille fortunée à quitter la Terre pour faire la loi dans sa colonie ou sa planète personnelle : au cours des trois siècles que j'ai passés endormis, beaucoup de rats ont quitté le navire qu'était notre planète pourrissante.
Des vaisseaux, j'en ai arrêté pendant les quarante ans qui ont suivi. Des contrebandiers, des esclavagistes, des fous à lier : j'ai vu du beau monde. A tous les membres des équipages que j'ai croisés, j'ai proposé de rejoindre le mien, estimant que chacun devrait avoir le choix de l'orientation à donner à sa vie. C'est ainsi que j'ai recruté la plupart de ceux qui peuplent le Reine Magd à présent : Emily Swayne a été l'une des premières. Elle était encore toute adolescente quand je l'ai tirée de l'enfer dans lequel elle vivait. Et ils ont tous suivi. Andy. Mikaela. Alan. Sophie... Tu apprendras à les connaître.
Mais ils ignorent tous que ce n'était pas pour l'argent que nous abordions ces vaisseaux. La construction du Reine Magd n'a qu'à peine entamé la fortune que j'ai amassée grâce à la MDLN, et mes placements ont le temps de fructifier pendant nos périodes de cryogénisation. Les biens que nous revendons ne nous rapportent quasiment rien à côté, mais cela occupe mes hommes.
Le vrai objectif de la vie que nous menions, c'était de retrouver l'Exodus. Et au bout de quarante ans, c'est enfin arrivé.

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Proxima
Science Fiction"Là où je vis, les gens portent des prénoms de saints ou d'étoiles. Mes parents ont choisi la deuxième option. Je m'appelle Proxima. Proxima Knox." L'Exodus traverse l'espace depuis 400 ans pour amener des colons sur une nouvelle planète. Parmi eux...