28 - Cale nue

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"Tu n'es pas la seule à être née dans un vaisseau-colonie pourri jusqu'à la moelle. Celui à bord duquel j'ai vu le jour n'était pas mal non plus, dans son genre. Il n'était pas dirigé par une secte catholique, mais par des suprémacistes blancs. Plus précisément par un milliardaire proche du Ku Klux Klan, James Pike, né une cinquantaine d'années après ton John Knox. Il a acheté une planète pour y vivre selon ses théories avec une centaine d'autres adeptes de ces dernières, et a construit un vaisseau pour s'y rendre. S'ils étaient partis seuls, cela aurait été parfait : cela aurait débarrassé la Terre d'un lot d'ordures. Mais juste avant le départ, ils ont fait enlever vingt noirs, dix hommes et dix femmes, qu'ils ont emmené avec eux, afin de disposer d'esclaves pour les servir à leur arrivée.

Ainsi, le vaisseau était divisé en deux. La partie supérieure, occupée par les blancs, était équipée d'appareils de cryogénisation : après trois cents ans de voyage, les passagers originels n'avaient vieilli que d'un an à peine. Ils se réveillaient à tour de rôle tous les mois pour nous jeter de la nourriture à nous, les noirs, qui vivions dans la partie inférieure du vaisseau.

Cette dernière n'était rien de plus qu'une cale nue, équipée simplement de toilettes dans un coin. Nous n'étions bien évidemment pas gelés pour que nous ne gâchions pas notre existence au cours du voyage : l'objectif de nos geôliers était que nous nous reproduisions au maximum au cours du voyage, afin qu'ils puissent disposer d'un grand nombre d'esclaves à l'arrivée. Lorsque je suis née, nous étions quatre cents environ.

Il n'y a pas grand chose à dire sur les quinze premières années de ma vie, que j'ai passées dans la pénombre de la cale. Pour passer le temps, nous nous racontions des histoires, transmises religieusement depuis l'époque de nos vingt ancêtres. Nous chantions aussi des chansons, à voix basse, pour ne pas attirer sur nous la colère de nos geôliers, au-dessus de nos têtes. Seuls quelques événements rythmaient notre vie morne : la distribution mensuelle de nourriture, et le calcul de nos rations pour la période qui s'ouvrait ; la mort de l'un des nôtres, le plus souvent parce qu'il ne supportait plus cette vie et avait cessé de s'alimenter ; une naissance. Régulièrement, l'un de nous s'imaginait qu'il réussirait là où tous avaient échoué jusque là, et essayait d'enfoncer la grille qui nous enfermait, dans l'espoir de sortir, de tuer les blancs dans leur sommeil cryogénisé et de prendre le contrôle du vaisseau.

Et puis, un jour, nous avons entendu des alarmes au-dessus de nos têtes. Des cris. Des tirs de mitraillette. Il se passait quelque chose d'inhabituel. Nous nous sommes mis à espérer.

Mais lorsque la grille s'est ouverte, ce sont des canons de pistolets que nous avons vu briller au-dessus de nous. Nous avons immédiatement compris ce qui se passait : le vaisseau était attaqué, et nos geôliers voulaient se débarrasser de nous pour ne pas que nous révélions l'horreur qu'ils nous avaient fait subir.

Et les pistolets ont commencé à tirer.

Cependant, nous ne nous sommes pas laissés faire. Nous étions nombreux : nous nous sommes jetés sur l'échelle et nous avons essayé de monter pour désarmer nos agresseurs, profitant des instants où ils rechargeaient leurs armes pour progresser. Je participais à l'assaut avec l'énergie du désespoir, sachant que la mort m'attendait si nous ne parvenions pas à nous défendre.

Il y avait du sang, des hurlements, des morts. J'ai vu mon père tomber, puis ma mère. Et beaucoup d'autres également. Mais nous avions le nombre pour nous. Nous avons réussi. Nous les avons désarmés. Nous les avons tués.

J'étais l'une des plus enragées. La vengeance m'habitait. J'ai saisi l'un des pistolets. D'autres ont fait de même. Nous avons parcouru la partie supérieure du vaisseau, à laquelle nous n'avions jamais eu accès jusque là, et nous avons traqué nos geôliers. Nous avons tué tous ceux que nous avons trouvés. Moi-même, j'en ai abattu sept, sans hésitation. Je n'en tire pas de fierté, et je n'ai plus jamais pris de vie depuis ce jour. Mais si c'était à refaire, je le referais. Pour ce qu'ils nous avaient fait, ces hommes méritaient de mourir.

Je sais qu'un autre groupe que le mien a atteint la salle dans laquelle étaient cryogénisés les femmes et les enfants de nos geôliers. Eux n'avaient pas été réveillés lors de la procédure d'urgence. Mes camarades ont débranché leurs appareils. Ces familles sont mortes dans leur sommeil, sans reprendre connaissance. Je ne juge pas ceux qui ont pris cette décision. Dans la fureur du moment, je ne sais pas ce que j'aurais choisi moi-même.

Finalement, nous sommes tombés sur un groupe de blancs que nous avons immédiatement identifiés comme étant nos libérateurs : leurs vêtements étaient différents, tout comme leurs armes, et ils n'ont pas hurlé de peur et de haine en nous voyant. En nous voyant débouler, ils sont simplement restés méfiants, et graves. Les cadavres de certains de nos geôliers les entouraient.

Nous nous regardions en chiens de faïence. De notre côté, nous ne savions pas quelles étaient les intentions de ces nouveaux arrivants : leur attaque de notre vaisseau nous avait donné l'occasion nécessaire pour nous évader, mais nous ne savions pas quelles étaient leurs intentions à notre égard. Peut-être partageaient-ils les opinions de nos anciens geôliers ; en tout cas, nous étions habitués depuis notre naissance à nous méfier des blancs.

Et eux, que devaient-ils penser de nous ? Nous étions nus, sales, maigres, couverts de sang. Armés. Furieux. Nous pouvions facilement être pris pour une menace.

Nul ne parlait, d'un côté comme de l'autre. La tension montait, d'un côté comme de l'autre. Je sentais que si cela durait encore quelques secondes de plus, quelqu'un allait forcément finir par craquer et tirer. Et là, ce serait le massacre.

Alors, malgré mes quinze ans, je me suis avancée devant mes compagnons. Oubliant l'état déplorable dans lequel je me trouvais, j'ai bombé le torse et j'ai lancé :

"Je suis Emily, et je représente ces hommes."

Ce n'était pas le cas jusque là, mais le simple fait de prendre l'initiative de le dire m'avait investie de ce pouvoir. Personne derrière moi n'a contesté. Nous sentions tous qu'il fallait que nous donnions l'impression d'être plus organisés que nous l'étions en réalité si nous voulions nous faire entendre. J'ai ordonné :

"Identifiez-vous."

Dans le groupe d'en face, un homme d'une trentaine d'années a fait un pas en avant. Il avait des cheveux blonds et une veste rouge vif. Il m'a souri et a répondu :

"Je suis Vinny Vandenberg, capitaine du Reine Magd. Je suis ravi de faire votre connaissance, Emily."

Il a tendu la main. Je l'ai prise.

Pour la première fois, on me traitait comme un être humain, et non comme du bétail.

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