14 - Ave Maria

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Mon ancien lycée, dans lequel Bridget étudiait toujours, organisait tous les ans une scène ouverte pour ses élèves. Ce spectacle m'a toujours laissé totalement indifférent : j'y ai assisté lors de ma première année, et j'ai fui les éditions suivantes. Pour ma sœur, bien entendu, cet événement avait une importance démesurée : elle y voyait la première marche de l'escalier qui devait l'amener au sommet du star-system. Depuis qu'elle avait participé à l'édition de l'année précédente avec la chorale du lycée, elle ne rêvait que de faire une performance solo. Pendant des mois, elle s'était donc entraînée à chanter et à danser en vue de ce spectacle, et avait recruté quatre de ses amies pour lui servir de faire-valoir. Elle avait convaincu nos parents de lui acheter une tenue de scène : un top vert fluo à franges ainsi qu'une mini-jupe rose. Eux aussi attendaient beaucoup du numéro de Bridget, et étaient aussi excités qu'elle à cette perspective. L'ambiance à la maison était devenue encore plus insupportable que d'habitude : ma sœur se prenait pour une diva, et mes parents lui passaient tous ses caprices. Je me serais bien dispensé d'assister au spectacle cette année encore, mais on me fit bien comprendre que mon absence serait très malvenue, et porterait à conséquences.

Aussi, le jour dit, j'étais présent dans le parterre du théâtre de mon ancien lycée, assis sur une chaise en plastique inconfortable, plus pessimiste que d'habitude concernant l'état du monde. Je regardais avec effroi les gamines trop maquillées qui avaient révisé leurs chorégraphies avec dix fois plus d'ardeur que leurs cours, tous ces adolescents que les paillettes séduisaient plus que la réalité. Je percevais ma différence avec eux avec une acuité inédite. J'avais envie de pleurer devant le spectacle de cette humanité décadente, de ces filles qui estimaient qu'elles avaient du talent simplement parce qu'elles avaient eu l'audace de porter une jupe plus courte que celle de leur voisine, de ces garçons qui grattaient les cordes d'un instrument avec une frénésie qu'ils auraient dû mettre à creuser leur esprit pour faire avancer la science.

Tous les numéros se ressemblaient. Chorégraphies sur de la musique trop agressive, chanteurs surjouant une part ténébreuse inexistante, jongleurs maladroits... Je m'ennuyais profondément. Chacun de ces artistes se croyait exceptionnel, alors que tous se fondaient dans la masse d'une même prétendue originalité. Ma sœur n'échappa pas à la règle : sa prestation ne suscita ni plus ni moins d'applaudissements que celles qui l'avaient précédée.

Je jouais avec l'idée de quitter les lieux pour retourner me terrer dans ma chambre, quand elle apparut, et je fus instantanément captivé.

On aurait dit qu'elle n'était pas consciente d'être sur une scène. Son visage était d'un calme olympien, et elle semblait sourde au brouhaha ambiant. Elle donnait l'impression d'avoir été posée là par une entité supérieure, et de dominer paisiblement tout ce qui l'entourait. Sa beauté était frappante : elle éclipsait toutes les fausses starlettes qui l'avaient précédées sans le moindre effort. Elle avait un visage de statue, parfaitement dessiné et d'une pâleur aristocratique, incrusté de deux saphirs lui servant de prunelles. Des pétales de rose semblaient s'être délicatement posés sur sa bouche pour former ses lèvres. Ses cheveux très sombres tombaient sur des épaules qu'elle tenait très droites. Sa robe sobre, d'un bleu marine profond, descendait jusqu'en dessous de ses genoux, et était coupée de manière à souligner sa taille fine. Son apparence était en soi un spectacle que je ne me serais jamais lassé de contempler, alors qu'elle semblait totalement inconsciente de l'aura puissante qu'elle dégageait.

Elle s'avança jusqu'au micro sur pied posé tout à l'avant de la scène. Là, elle ferma les yeux, prit une grande inspiration, puis commença à chanter :

"Ave Maria ! Jungfrau mild,

Erhöre einer Jungfrau Flehen,
Aus diesem Felsen starr und wild
Soll mein Gebet zu dir hin wehen.
Wir schlafen sicher bis zum Morgen,
Ob Menschen noch so grausam sind.
O Jungfrau, sieh der Jungfrau Sorgen,
O Mutter, hör ein bittend Kind!
Ave Maria !"

Pendant tout ce premier couplet, je suis resté foudroyé sur ma chaise, stupéfait par tant de pureté et d'harmonie. Les autres lycéennes se trémoussaient, à peine vêtues, en braillant des tubes pop, cherchant à attirer l'attention sur elles, et voici que cette jeune fille chantait un air ancien avec dignité, aussi sobrement que possible afin d'honorer la musique plutôt qu'elle-même. Plus rien d'autre qu'elle n'existait plus pour moi lorsqu'elle entama le deuxième couplet :

"Ave Maria ! Unbefleckt !

Wenn wir auf diesen Fels hinsinken
Zum Schlaf, und uns dein Schutz bedeckt
Wird weich der harte Fels uns dünken.
Du lächelst, Rosendüfte wehen
In dieser dumpfen Felsenkluft,
O Mutter, höre Kindes Flehen,
O Jungfrau, eine Jungfrau ruft!
Ave Maria !"  

Je ne comprenais pas l'allemand, et pourtant j'avais l'impression de saisir le sens profond de ce qu'elle chantait. Moi qui me languissais des époques que je n'avais pas connues, ce temps d'avant la décadence, lorsque l'espoir était encore de ce monde et que toute beauté n'était pas encore vulgaire, voilà que cette jeune fille inconnue faisait revivre le passé devant mes yeux, le portait jusqu'à mon âme par son chant. Une pointe de nostalgie, un léger désespoir dans son chant faisait écho à la mélancolie étrange que je ressentais moi-même. Pendant tout ce deuxième couplet, la surprise avait laissé place en moi à l'émotion, et je vibrais à l'unisson des cordes vocales de l'apparition qui occupait la scène.

Mais au début du troisième couplet, la voix de la jeune fille se fit plus douce au moment d'entamer le premier vers. Dans son chant plus qu'humain, elle réintroduisait sa singularité. La mélodie s'incarnait. Par sa modestie soudaine, elle attirait l'attention subtilement sur elle, l'espace d'un instant seulement.

Il ne m'en fallait pas plus pour que l'intense mélange de sentiments qui m'habitait depuis qu'elle avait commencé à chanter se convertisse en amour à cet instant précis. Je ne croyais pas au coup de foudre, et voici que j'étais foudroyé. J'écoutai le troisième couplet avec la ferveur d'un amant nouvellement converti, vénérant celle qui venait de remplir son cœur :

"Ave Maria ! Reine Magd !

Der Erde und der Luft Dämonen,
Von deines Auges Huld verjagt,
Sie können hier nicht bei uns wohnen,
Wir woll'n uns still dem Schicksal beugen,
Da uns dein heil'ger Trost anweht;
Der Jungfrau wolle hold dich neigen,
Dem Kind, das für den Vater fleht.
Ave Maria !"  

Le chant de la jeune fille se fondit lentement dans le silence après ce dernier couplet. Un calme inhabituel régnait dans le théâtre : nul n'osait profaner ce moment exceptionnel par de vils applaudissements. Même les béotiens qui m'entouraient avaient senti que ce qu'ils venaient de vivre était séparé des numéros vulgaires de leurs enfants par une distance infranchissable.

Mon cœur battait à tout rompre, et je me languissais déjà du chant de cette sirène innocente, inconsciente de son pouvoir de séduction. Je n'espérais qu'une chose : qu'elle annonce maintenant son nom, afin que je puisse la retrouver et bénéficier à nouveau de l'éclat pur de sa présence. Mais elle annonça simplement, d'une voix neutre, le titre de ce qu'elle venait de chanter :

"Ave Maria, de Schubert."

Elle s'éclipsait devant la musique, comme elle l'avait fait depuis qu'elle était apparue sur scène. Elle baissa modestement la tête, offrant ainsi un salut simple au public : c'était la première fois qu'elle donnait l'impression de savoir qu'elle participait un spectacle. Puis elle se dirigea vers les coulisses, glissant au-dessus de la scène comme si elle se mouvait dans une dimension supérieure.

Lorsqu'elle disparut à ma vue, mon existence prit soudain un sens. Je l'avais attendue toute ma vie sans le savoir : il fallait que je la retrouve. Cette évidence avait pour moi la force d'un destin.

***

J'espère que mon histoire vous plaît toujours, n'hésitez pas à commenter pour me dire ce que vous en pensez ! Par ailleurs, je vous ai mis en média un enregistrement de l'Ave Maria de Schubert, si vous voulez lire en musique et essayer de ressentir les émotions de Vinny. Bonne lecture !

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