34 - Juste Proxima

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Le plus urgent me semble de calmer Vinny. Il faut qu'il soit aussi apaisé que possible pour encaisser le choc de ce que je vais lui annoncer. Et puis, cela me permet de temporiser. Encore une fois. Je réponds sobrement :

"Je vais bien, Vinny. Tu... Vous n'avez pas à vous inquiéter pour moi."

J'ai hésité un instant entre tutoiement et vouvoiement. Je sais que Vinny voudrait me voir employer le premier. Mais obtempérer, c'est accepter la relation qu'il veut instaurer entre nous. Alors que je veux qu'il ne soit pour moi qu'un simple capitaine de vaisseau.

Lorsque la réponse de Vinny arrive, je sens qu'il est encore perdu :

"Tu as été kidnappée, c'est ça ? L'équipage du Taichung t'a enlevée pour me faire payer une rançon ? Je vais te tirer de là !"

Le capitaine de l'usine flottante se tend immédiatement, et me fixe de manière insistante. Ne voulant pas qu'il prenne la décision de m'éloigner du poste de radio, je presse le bouton d'inversion du signal dès la fin du message de Vinny, et, mes yeux rivés dans ceux du commandant du Taichung afin de lui montrer ma bonne foi, je déclare :

"Non, il ne faut pas que vous accusiez l'équipage du Taichung. J'ai été très bien traitée à bord de ce vaisseau. Ils ignoraient tout de mon passé quand ils m'ont accueillie."

Je marque une pause avant de lâcher ma bombe :

"J'ai quitté le Reine Magd pour rejoindre le Taichung de mon plein gré."

Je pressens que si je le laisse me parler, Vinny va m'engloutir sous un flot d'arguments, de suppliques et de déclarations d'amour. Et je sais qu'il maîtrise le langage bien mieux que moi. Je ne peux pas le laisser m'interrompre, ou il parviendra à me faire taire avant que j'aie pu m'exprimer. Il persuadera les dirigeants du Taichung de la justesse de sa cause.

Aussi, je ne presse pas le bouton d'inversion du signal, gardant le pouvoir de parler. Je déglutis avant de demander :

"Ecoute-moi jusqu'au bout, Vinny, s'il-te-plaît."

Je remarque que dans ma confusion, j'ai laissé tomber le vouvoiement, et je m'en veux. Mais d'un autre côté, ce que je vais dire est personnel. Et qui m'en voudra d'être un peu perdue dans mes émotions avec tout ce qui m'est arrivé au cours des dernières semaines ?

Je m'efforce d'oublier la présence des hommes du Taichung autour de moi pour me lancer :

"Je ne suis pas celle que tu penses. Je suis désolée. Si j'avais estimé que j'avais une chance de l'être un jour, je serais restée. Je ne crois pas que tu es une mauvaise personne, Vinny. Mais tu te trompes à mon sujet. Je suis Proxima, juste Proxima, pas Madeline. Tout au plus suis-je un reflet d'elle, si ressemblant qu'il a été facile pour toi de t'y laisser prendre. Mais notre histoire est totalement différente. Je n'ai jamais chanté l'Ave Maria, je ne t'ai jamais parlé près d'un buisson de camélias. Toute ma vie, je l'ai passée à bord de l'Exodus : je ne suis pas amnésique. Les moments dont tu voudrais tant que je me souvienne me resteront toujours étrangers. Et pour être franche, je ne pense pas non plus pouvoir un jour partager les sentiments que tu éprouves pour moi.

Je suis désolée d'être aussi abrupte, mais il faut que je te le dise. Je ne t'aime pas, Vinny, et je ne t'aimerai sans doute jamais. J'admire la persévérance dont tu as fait preuve depuis plusieurs siècles, je te suis reconnaissante de m'avoir libérée de l'Exodus, et je suis flattée d'attirer ainsi ton attention, même si cela m'effraye aussi. Mais c'est tout. Madeline est morte depuis longtemps, Vinny, je crois qu'il est temps que tu l'acceptes. Elle ne pourra pas revivre à travers moi.

Aussi, par respect pour la personne que je suis réellement, j'aimerais que tu me laisses partir. Continuer ma route à bord du Taichung. Je ne te déteste pas ; peut-être nos chemins se recroiseront-ils à nouveau plus tard. Mais je ne veux pas que tu cherches à modeler ma personnalité comme mon père a essayé de le faire depuis tant d'années. Je veux être libre. Et j'ai le sentiment que près de toi, je ne parviendrai pas à l'être. Je suis désolée. J'espère que tu parviendras à faire ton deuil, et que tu réussiras à trouver le bonheur en fin de compte. Bonne route, Vinny."

Les mots et les phrases ont coulé hors de moi une fois que j'ai cessé de les retenir. Je me suis observée les prononcer avec détachement et soulagement. Comme s'ils étaient présents en moi depuis des jours, attendant leur heure dans un recoin sombre de mon esprit. Je me surprends d'avoir réussi à m'exprimer avec autant de clarté et de calme.

En revanche, au moment d'appuyer sur le bouton d'inversion du signal, je tremble. J'ai peur de rendre la parole à Vinny. A-t-il compris ce que je cherchais à lui dire ? Va-t-il insister malgré mon discours pour me reprendre à bord du Reine Magd ? Le capitaine du Taichung m'observe, tendu. Il doit se poser les mêmes questions.

En provenance du vaisseau pirate ne nous parvient d'abord que le silence. Un silence lourd, angoissant, brouillé par des grésillements, parmi lesquels il me semble distinguer comme le bruit d'une respiration trop profonde, trop rapide. Et puis nous entendons une voix, que j'ai peine à reconnaître comme étant celle de Vinny tant elle est dure et vibrante de haine :

"Vous avez tué ma Madeline. Je vous hais. Je ne sais pas comment vous avez fait pour lui retourner le cerveau, mais vous allez payer pour ça. Je vais vous détruire."

Puis la voix s'éloigne, et nous entendons, à la limite du champ d'enregistrement du micro, des ordres donnés par Vinny à son équipage :

"Préparez les canons ! Il n'y aura pas d'abordage. Je veux que ce vaisseau soit désintégré. Pas de quartier !"

Le capitaine du Taichung se précipite vers la radio, me bousculant au passage, et appuie désespérément sur le bouton d'inversion du signal pour tenter de récupérer la parole, pour raisonner Vinny, probablement. Mais rien n'y fait. Le pirate a bloqué les communications entre nos deux vaisseaux. Il en a assez entendu de ma part.

Et il veut tous nous tuer.

ProximaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant