Proxima

33 - Rendez-la moi

Le capitaine du Taichung ne met pas longtemps à faire le lien entre le Reine Magd et moi. Je lui ai dit d'où je venais lorsque j'ai demandé à être engagée sur son vaisseau, et je lui semblais louche à l'époque. Si Derrick n'avait pas insisté, je serais restée à Bolden-C. Depuis, le temps a passé, et ma bonne volonté m'a permis de me faire une place à bord de l'usine flottante, et de gagner l'approbation du capitaine.

Toutefois, lorsque j'entre dans le poste de pilotage, où j'ai été convoquée, je sens que la considération que j'ai gagnée auprès de lui au cours du dernier mois a été balayée par ses soupçons. Avoir le Reine Magd aux trousses est un vrai problème pour le Taichung : si l'énergie que nous avons produite est volée, le vaisseau risque de perdre la confiance des bases qui l'emploient...

Il y a trois hommes dans la petite pièce qui sert de centre de commandement. Les trois plus hauts gradés : le pilote, le second et le capitaine. Ce dernier me demande en me désignant la radio d'un signe de tête :

"Comment t'expliques ça, petite souris ? Tu m'avais pourtant assuré que t'étais libre de t'engager, lorsque je t'ai ramassée sur Bolden-C."

Je ne réponds pas immédiatement, prenant d'abord le temps d'écouter le message diffusé en boucle par la radio. Malgré les grésillements, je reconnais la voix de Vinny :

"Ici Vinny Vandenberg, capitaine du Reine Magd. Je cherche Proxima Knox, et je sais qu'elle est à bord de votre vaisseau. Rendez-la moi, ou nous passerons à l'abordage. Je répète : ici Vinny Vandenberg, capitaine du Reine Magd. Je cherche Proxima Knox, et je sais qu'elle est à bord de votre vaisseau. Rendez-la moi, ou nous passerons à l'abordage."

Ces propos ne font que confirmer ce que j'avais pressenti lorsqu'il a été annoncé à l'équipage du Taichung que le Reine Magd nous poursuivait : Vinny n'a pas accepté mon départ. Ma gorge se serre. Adieu, la liberté que j'avais enfin pu ressentir à bord de l'usine flottante...

Mon angoisse augmente encore lorsque le capitaine m'enjoint :

"T'as intérêt à cracher le morceau, petite souris. C'est quoi l'embrouille avec ce Vinny ?"

J'hésite. Dois-je dire la vérité ou mentir ? Je sais que mes explications auront du mal à sortir, qu'il me sera difficile de me livrer sur mon passé. C'est un moment qui s'annonce terrible. Mais d'un autre côté, les secrets que je souhaitais garder enfouis resurgiront probablement de toute façon lorsque le Reine Magd rejoindra le Taichung. Il vaut donc peut-être mieux que je me confie maintenant, tant que je peux le faire de manière posée, avant que mes interlocuteurs soient influencés par la version de Vinny, bien plus éloquent et convaincant que moi. De plus, je peux ainsi passer sous silence certains des faits qui me gênent le plus, et garder un semblant de pudeur.

Je me lance donc, hésitante, pesant chacun de mes mots, phrase après phrase. Je reste sobre dans mon récit : je dis que je viens d'une colonie sectaire, sans donner de détails sordides et sans préciser que mon père en était le chef. J'explique brièvement que Vinny a des sentiments pour moi, car je lui rappelle une jeune fille qu'il a aimée autrefois : je ne dis pas que je suis la clone de Madeline, ni que le capitaine du Reine Magd me confond avec elle. Je conclus en parlant de ma fuite, sans employer ce terme afin de ne pas sembler en faute, et en demandant leur compréhension.

Je ne l'obtiens pas. Les trois hommes en face de moi gardent un visage fermé. Le capitaine me lance :

"C'est bien beau, tes peines de cœur, mais c'est ton problème, pas le mien. Moi, j'dois d'abord penser à mes hommes et mon rafiot. Alors si Vinny Vandenberg te veut, qu'il vienne te prendre, et qu'il nous cause pas d'ennuis. Tu te débrouilleras avec lui sur son vaisseau."

Je me tords les mains. Ça ne peut pas finir comme ça ! Obsédé par son amour comme l'est Vinny, il ne me laissera plus jamais la moindre chance de reconquérir ma liberté. Je ne peux pas me résoudre à être condamnée ainsi, après avoir cru que les choses s'arrangeaient enfin pour moi. D'une petite voix, je supplie :

"Est-ce que vous pouvez me laisser essayer de lui parler ? Je ne l'ai pas fait avant de quitter le Reine Magd. Si je lui explique la situation, il peut peut-être faire demi-tour. S'il exige toujours mon retour après cela, je le suivrai sans résistance. Je ne causerai aucun problème au Taichung."

Le capitaine me toise, étudiant ma proposition. Je mets toute l'émotion que je peux réunir dans mon regard, espérant lui rappeler la sympathie pour moi qu'il a développée au cours du dernier mois afin de le persuader de me laisser une chance. Cela fonctionne : il grimace, puis me désigne la radio en disant :

"Vas-y, réponds-lui. Mais je te préviens, si j'ai l'impression que ce que tu dis risque de se retourner contre mon équipage, fini la causette !

- Je ne dirai rien contre vous, je vous le promets.

- Allez, dépêche-toi. Le fais pas trop attendre."

Le cœur battant, je m'approche de la radio de bord. Le pilote m'explique en deux mots comment la manipuler. Je presse le bouton d'inversion du signal, et le message de Vinny s'arrête soudain. Je n'avais pas réalisé qu'il avait continué à tourner en boucle pendant tout ce temps. Je prends une grande inspiration, consciente que désormais, chaque mot que je vais prononcer pourra être entendu par le capitaine du Reine Magd. Je n'ai aucun doute quant au fait qu'il est à côté de son propre poste de radio, guettant le moindre signe de ma part.

D'une voix que j'aimerais mature et assurée, mais dont je ne peux maîtriser le léger tremblement, j'annonce :

"Ici le Taichung. Proxima Knox à l'appareil, pour Vinny Vandenberg. Est-ce que vous me recevez ?"

Je reste aussi sobre que possible, ne voulant pas donner le moindre espoir à mon interlocuteur. Quelques secondes plus tard, une diode s'allume sur le panneau de contrôle. La réponse est arrivée. Fébrile, je presse le bouton d'inversion du signal, et la voix de Vinny se fait entendre, vibrante :

"Proxima ! Tu es là, Proxima, ma Madeline ! J'avais si peur qu'il te soit arrivé malheur... Tout va bien ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qui t'a arraché à moi ? Ne t'inquiète pas, je suis venu te chercher. J'ai parcouru l'espace quatre cents ans pour te retrouver, je ne vais pas te laisser échapper ainsi ! Dis-moi que tout va bien !"

Je suis acculée. L'heure d'ouvrir mon cœur sur les réels sentiments qu'il nourrit a sonné, après tant de temps passé à les cacher. Je sais déjà que ni Vinny, ni moi n'allons sortir indemne de la discussion que nous allons avoir à présent...