Le dimanche suivant, j'étais présent à la sortie de la messe, le cœur battant. Je croyais que j'avais atteint un pic d'émotivité la semaine précédente au moment de parler pour la première fois à Madeline, mais je me trompais : mon angoisse était bien plus grande ce jour-là. Je craignais d'avoir déplu à ma chanteuse lorsque je lui avais parlé ; que notre première rencontre reste la dernière, car elle me fuirait désormais.
Quel ne fut pas mon soulagement lorsque, les cloches sonnant à la volée pour annoncer la fin de la cérémonie, je vis Madeline sortir parmi les premiers de l'église, et se diriger droit vers l'arbuste de camélias. Elle jetait des regards autour d'elle, sans oser tourner franchement la tête, sûrement pour éviter que les membres de sa communauté s'aperçoivent qu'elle cherchait quelqu'un.
Moi.
C'était moi qu'elle cherchait.
Empli par cette pensée, j'ai volé jusqu'à elle en traversant la place. Elle m'accueillit avec un sourire, envoyant une dose de joie pure dans mes veines.
De quoi avons-nous parlé ? A ma grande honte, je ne m'en souviens plus exactement. Dès cette époque, alors même que j'ignorais qu'elle allait m'être arrachée, je souhaitais graver dans ma mémoire chacun des instants que je passais avec elle. Mais peut-être étais-je trop nerveux pour fixer dans mon esprit ces moments pourtant si importants pour moi. Plus tard, durant de nombreuses heures, j'ai tenté d'en retrouver des bribes supplémentaires dans mes souvenirs ; mais ces derniers se mélangent dans ma tête, et je n'ai jamais réussi à reconstituer parfaitement toutes mes discussions avec Madeline.
Je sais que nous nous sommes revus cinq fois ainsi, à la sortie de la messe, auprès du camélia. Chaque semaine, Madeline m'en révélait un peu plus sur elle. Elle avait quinze ans. Sa couleur préférée était le bleu. Elle chantait depuis qu'elle avait quatre ans. Il n'y avait pas de télévision chez elle ; son temps libre, elle le passait à écouter de la musique - classique, elle n'avait droit à aucune autre -, ou à lire. Sa famille la surnommait Maddie. Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle allait faire après le lycée. Elle était enfant unique. Son roman préféré était Raison et Sentiments, de Jane Austen, et elle y préférait Marianne à Elinor. Sa meilleure amie s'appelait Theresa, mais elles s'étaient éloignées depuis que John Knox avait décidé que sa fille étudierait désormais auprès d'un précepteur. C'était Theresa qui avait poussé Madeline à participer à la scène ouverte où je l'avais vue pour la première fois.
Madeline semblait apprécier ma compagnie. Ses sourires en me voyant se faisaient de plus en plus larges, et son pas en s'éloignant de moi lorsqu'elle estimait qu'elle ne pouvait rester plus longtemps de son père, de plus en plus lourd. Je sentais qu'elle aussi était frustrée de ne me voir qu'une fois par semaine, et si peu... D'autant que nous n'étions pas aussi libres de nos mouvements que nous l'aurions souhaité : elle ne pouvait pas chanter pour moi, et je ne pouvais pas tenter le moindre rapprochement. Je n'osais pas lui demander de nous voir plus : je sentais bien qu'elle vivait dans un carcan imposé par son père. L'emprise que ce dernier avait sur elle était évidente. Il n'avait jamais levé la main sur elle, mais je comprenais à demi-mot qu'il lui avait déjà imposé des punitions excessives. Je ne parvenais pas à obtenir de Madeline qu'elle me livre des détails : elle restait évasive. Si j'avais su plus tôt ce qu'elle subissait en réalité - jeûnes de deux jours, nuits passées dehors à prier -, je l'aurais poussée à fuir. Mais lorsque je l'ai appris, il était déjà trop tard...
Ce fut finalement ma chanteuse qui fit le pas suivant dans notre relation. Après un gros mois de discussions auprès du camélia, elle me révéla qu'elle échappait à la surveillance de son père tous les mardis et jeudis après-midi. En effet, ces jours-là, elle se rendait chez sa grand-mère, qui complétait l'instruction que lui donnait son précepteur par "des cours de cuisine, de couture et de tout ce qui lui serait utile en tant que future épouse". Je me souviens que Madeline a utilisé ces termes exacts, et que j'avais été choqué moins par ces derniers que par le naturel avec lequel elle m'avait annoncé la chose. Comme s'il était évident qu'il n'y avait pas d'autre avenir pour elle que celui de mère au foyer. Cependant, je ne dis rien sur le coup, trop heureux de pouvoir la voir deux fois de plus par semaine, sur le trajet entre sa maison et celle de sa grand-mère, loin des regards de John Knox.
Une nouvelle routine se mit ainsi en place entre nous. Chaque mardi et chaque jeudi, je m'arrangeais pour quitter le magasin de mes parents et me rendre à l'angle de la rue dans laquelle habitait Madeline. Elle sortait de chez elle sur le coup de quatorze heures, seule : comme elle ne devait traverser que le quartier occupé par sa communauté, ses parents ne jugeaient pas nécessaire de la surveiller. Nous marchions ensemble jusqu'à un petit parc, dans lequel nous nous arrêtions dix minutes sous un arbre, à l'abri des regards : Madeline estimait que si elle ne restait pas plus que cela, sa grand-mère et son père ne se rendraient pas compte qu'elle mettait pour faire le trajet plus de temps que nécessaire.
Au cours de ces rencontres dans le parc, Madeline se montrait plus ouverte qu'elle ne l'était à la sortie de l'église. Elle me parlait de ses sentiments mitigés pour son père, qu'elle aimait et respectait, mais dont les décisions la terrifiaient parfois. Elle me racontait ses rêves de chant, entonnait pour moi des mélodies, jamais trop fort, pour ne pas attirer d'oreilles indiscrètes. Je buvais ses paroles.
Bizarrement, elle ne me demandait quasiment rien sur moi. Elle se réjouissait simplement que je sois là pour l'écouter, je crois. Bien sûr, je lui ai livré les grandes lignes de mon existence, mais elle ne cherchait pas à en savoir plus. Elle avait surtout besoin d'une oreille où déverser ses paroles, d'une porte de sortie hors de son monde étriqué : c'est ce que j'étais pour elle. Une ouverture miraculeuse dans un univers qu'elle croyait pour toujours clos. Elle me demandait ce qui se passait dans le reste de la ville, celle que n'occupait pas la communauté que son père dirigeait. Ce que l'on voyait à la télévision. Mais lorsque je lui proposais de lui ramener des enregistrements de nouvelles chansons pour qu'elle puisse les écouter en cachette, ou de l'emmener un jour faire un tour en ville, elle refusait, soudain apeurée. Elle rêvait d'un autre monde, mais n'osait pas envisager les conséquences d'une désobéissance trop marquée à son père.
Malgré toutes ses contradictions, ou peut-être à cause d'elles, je me sentais irrémédiablement amoureux de Madeline. Lorsque je lui parlais, je me sentais réellement utile : je lui ouvrais une fenêtre vers ce à quoi elle n'aurait pas eu accès autrement, tout comme elle me transportait ailleurs lorsqu'elle chantait. Jamais mon admiration première, née de son Ave Maria, ne faiblit.
Il me fallait rassembler mon courage pour lui avouer mes sentiments, plus clairement que je ne l'avais fait jusque là. J'y parvins un mardi, à la fin du mois de mai.
VOUS LISEZ
Proxima
Science Fiction"Là où je vis, les gens portent des prénoms de saints ou d'étoiles. Mes parents ont choisi la deuxième option. Je m'appelle Proxima. Proxima Knox." L'Exodus traverse l'espace depuis 400 ans pour amener des colons sur une nouvelle planète. Parmi eux...