Je n'avais rien prévu, rien préparé. Certes, des mots s'étaient souvent accumulés à la lisière de mon esprit, des lambeaux de paroles que j'imaginais dire à Madeline un jour, mais jamais je ne les avais ordonnés en un discours cohérent. C'étaient des phrases que je prononcerais lorsqu'elle serait au fait de mon amour, et non pour le lui avouer. J'avais peur de faire basculer les choses entre nous. Ma relation avec la chanteuse me semblait reposer sur un équilibre si fragile, si délicat, que je craignais que toute modification, même subtile, de l'harmonie que nous avions trouvée, entraînerait la destruction de tout l'édifice qui s'était lentement construit.
Et puis, malgré toutes ces réflexions, toutes mes incertitudes, toutes mes hésitations, tout se décida en un instant. Madeline était assise à côté de moi dans l'herbe, dans notre coin de parc. Il ne lui restait plus que deux minutes avant de se remettre en route pour se rendre chez sa grand-mère. Elle s'était penchée en arrière pour regarder le ciel. J'ai tendu mon bras vers elle et j'ai placé ma paume sur le dos de sa main, sur laquelle elle s'était appuyée pour se soutenir. L'espace d'un instant, mon esprit s'était comme mis en pause, me permettant d'aller au bout du désir qui me consumait depuis de longues semaines.
Madeline s'est tournée vers moi, ses yeux bleus ouverts en grand. Elle ne dit rien ; elle me regardait simplement, attendant que je parle. Que je m'explique, que je m'excuse, peut-être. Je savais que la communauté dans laquelle elle avait grandi prohibait le contact physique, et j'espérais que c'était à cela qu'était due la surprise que je lisais sur son visage. J'aurais souhaité que ce dernier se fasse à ce moment le reflet du mien, me renvoie autant d'amour que je pensais en dégager. Mais Madeline semblait simplement interrogative.
Je me suis senti bête. Aucune des belles phrases qui s'étaient entremêlées en moi au cours des semaines précédentes ne faisait surface dans mon esprit, pas même les plus ridicules d'entre elles, celles qui me faisaient rire de moi-même et que j'essayais d'oublier avec honte. Celle que j'aimais attendais que je parle, et rien ne venait. Si seulement j'avais pu mettre en mots les battements de mon cœur à cet instant...
Alors, parce que mon silence m'était insoutenable, parce que ma seule autre solution était la fuite, et que je me refusais à l'envisager, je me suis penché vers Madeline, j'ai lâché sa main pour prendre son visage entre mes mains, et je l'ai embrassée.
Ses lèvres étaient fraîches contre les miennes. De la douceur dont j'avais rêvé. Mes mains étaient enfouies dans la soie brune des cheveux de celle que j'aimais. Je ne l'avais jamais touchée auparavant, et voilà que j'étais pris dans une explosion de sensations.
Je reculai. Madeline continua à garder le silence, mais elle détacha l'une de mes mains de sa chevelure pour l'agripper de toute la force de ses doigts délicats. Elle ne me rejetait pas.
A partir de ce moment, les mots commencèrent à bouillonner dans ma bouche, sur ma langue, contre mes dents. Je les ai laissés sortir, avouant mon amour à Madeline, promettant de la chérir toujours, jurant n'avoir jamais rencontré une fille comme elle. Elle souriait, un peu intimidée par tant d'éloges.
J'en oubliais que notre temps ensemble était limité. Ma chanteuse, elle, le gardait à l'esprit. Elle se leva au bout de quelques minutes, l'air gêné, me faisant comprendre qu'elle devait partir. Je ne lui en voulus pas : je savais que nous risquions de perdre toute occasion de nous voir si nous nous montrions imprudents. Et puis, au moment de s'éloigner, elle s'arrêta auprès de moi, laissa courir le bout de ses doigts sur ma joue, et me souffla :
"A jeudi, Vinny..."
Ainsi, elle acceptait l'évolution de notre relation... Mon obsession pour elle grandit encore. Je rêvais d'elle chaque nuit, je répétais son nom lorsque j'étais loin d'oreilles indiscrètes. J'aimais, et Madeline approuvait mon amour. J'étais plus heureux que je ne l'avais jamais été. Le désespoir qui m'habitait avant qu'elle m'apparaisse sur la scène de mon ancien lycée avait été balayé. L'état du monde autour de moi n'avait pas changé, sa lente décrépitude continuait, mais mon univers avait connu une totale révolution, et je ne m'en souciais plus. Je pressentais que si un jour je perdais celle que j'aimais, ma chute n'en serait que plus rude.
A partir de ce mardi décisif, Madeline et moi entamâmes une étrange relation. Etions-nous en couple ? Sûrement, mais je ne saurais l'affirmer. Peu de mots étaient échangés entre nous à propos de ce que nous étions, et cette question ne fut jamais réellement tranchée. Je prenais la main de Madeline lorsque les rues étaient vides, je l'embrassais quand le parc était désert, je pensais à elle à toute heure et jamais je n'aurais regardé une autre fille. De mon côté, j'étais irrémédiablement engagé envers ma chanteuse. Elle était plus en retrait. Elle ne me refusait jamais un baiser, mais ne les initiait pas. Les paroles qu'elle laissait échapper s'approchaient parfois de l'amour, mais elle restait tout en retenue.
Je savais qu'elle n'avait pas eu de relation avant moi. J'étais persuadé, et je le suis toujours, que son éducation l'avait habituée à refouler ses sentiments, et que ceux, bien réels, qu'elle nourrissait à mon égard, avaient simplement besoin de temps pour fleurir et s'exprimer librement. Cela viendrait. Je ne voulais pas brusquer Madeline, et je me réjouissais de ce qu'elle était déjà prête à me donner, des petits pas que nous effectuions à chacune de nos rencontres.
J'ignorais que de ce temps, sur lequel je comptais tellement, nous manquions cruellement.
Madeline m'avait habitué à une sérénité presque surhumaine, à une égalité apparente de sentiments d'une constance rare. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, début juillet, elle sortit de chez elle un jeudi matin des pleurs plein les yeux. A ma vue, ces quelques larmes devinrent des sanglots violents, qui la secouaient.
Je savais que John Knox était très obscurantiste dans ses visions de la femme et de la famille ; aussi, ma première pensée fut que le père de Madeline lui avait choisi un époux dans sa communauté, et que ma chanteuse pleurait la mort annoncée de notre relation. Je m'étais préparé à cette éventualité, et j'avais commencé à échafauder des plans en prévision du jour où John Knox déciderait de disposer à sa guise de la main de sa fille.
Mais j'étais bien éloigné de la vérité, et jamais je n'aurais pu prévoir ce que Madeline allait m'annoncer.
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Proxima
Science Fiction"Là où je vis, les gens portent des prénoms de saints ou d'étoiles. Mes parents ont choisi la deuxième option. Je m'appelle Proxima. Proxima Knox." L'Exodus traverse l'espace depuis 400 ans pour amener des colons sur une nouvelle planète. Parmi eux...