Règle numéro vingt-huit : le silence.

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J'arrêtai ma voiture devant l'immeuble de Will, à la place habituelle où je la garais, et sortis en trombe, pressée de le retrouver enfin.
J'attrapai mon sac à main qui contenait les précieux billets d'avion pour le Canada, verrouillai les portes de ma Citroën, et entrai dans l'immeuble grâce au double du badge que Will m'avait passé.
Une fois les trois étages montés, je poussai la porte de l'appartement, et j'appelai William en même temps d'une voix enjouée, espérant de toutes mes forces qu'il ne soit pas sorti. Je ne l'avais pas prévenu de mon retour, j'aurais peut-être dû lui envoyer un SMS ou l'appeler, mais dans la précipitation et après la petite discussion avec Dan, l'idée m'était complètement sortie de la tête.
- Je suis là., me répondit une voix morne provenant du salon.
Je claquai la porte d'entrée derrière moi sans prendre la peine de la fermer à clef, et me dirigeai alors dans la pièce principale de l'appartement, un grand sourire aux lèvres, mon sac toujours glissé sous mon bras et mes chaussures toujours aux pieds.
Will était habillé d'un vieil ensemble de jogging gris délavé et troué à certains endroits ; ses cheveux étaient décoiffés, il était avachi sur le canapé avec une mannette de Xbox à la main, les yeux rivés sur l'écran de sa grande télé. Devant lui, sur la table basse, trainaient des bouteilles de bière et des cannettes de soda vides, ainsi qu'une assiette sale qui avait dû être son repas de la veille ou du midi. Il ne daigna même pas lever la tête pour me regarder et me saluer.
- Salut !, fis-je d'une voix guillerette en me penchant vers lui pour l'embrasser.
- Salut., répondit-il froidement sans quitter ses yeux de son jeu vidéo.
- T'es concentré ou tu me fais la tête ?, demandai-je pour plaisanter.
Il se mordit un instant la lèvre inférieure, fit une moue boudeuse en soupirant, et ajouta sur un ton toujours aussi froid :
- À ton avis.
Mon enthousiasme se calma un peu. J'eus un mouvement de recul, mon sourire s'effaça, et je lui demandai d'un ton calme :
- Qu'est-ce qu'il y a ?
Il balança sa manette en pestant, je constatai en jetant un regard furtif à l'écran de télévision qu'il venait de se faire tuer, mais j'ignorais s'il était énervé à cause de ça ou si c'était de ma faute.
- Tu passes ta vie chez Léa un peu, non ?, me reprocha-t-il en tournant enfin la tête vers moi et en croisant les bras contre sa poitrine.
- Quoi ?, fis-je en fronçant les sourcils, perplexe. Mais... C'est ma meilleure amie.
- Oui, et après ? On s'est remis ensemble Cassidy, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué. Je ne vais pas le supporter si t'es constamment loin de moi, à partir à droite à gauche...
- Oh, alors c'est ça ?, dis-je en souriant, apaisée. Je t'ai manqué ?
William baissa les yeux, et d'une voix douce et timide, il me répondit :
- Oui. Un peu...
Je lâchai négligemment mon sac sur le sol et me penchai pour prendre Will dans mes bras, avant de m'asseoir avec lui sur le canapé.
- Mais ne t'en fais pas !, enchaînai-je en le poussant un peu pour mieux m'asseoir. Maintenant, on pourra passer du temps rien que tous les deux, j'ai tout prévu pour ça.
Il arqua un sourcil d'un air interrogateur.
- Tout prévu ?
- Oui !
C'est le moment que je choisis pour sortir les billets de mon sac. Je me penchai négligemment pour les attraper, et me redressai en les brandissant fièrement avec un « tadam ! » retentissant.
- Qu'est-ce que c'est ?, demanda William en attrapant l'un des billets.
Je lui laissai quelques instants pour qu'il puisse lire les dates et la destination inscrites sur le ticket, mais plus il avançait dans sa lecture et plus son visage semblait se renfermer.
- Le Canada ?, demanda-t-il, visiblement peu enjoué.
- Oui ! J'ai pensé qu'on pourrait partir quelques jours, ou même quelques semaines...
- Mais..., me coupa-t-il avant que je ne puisse finir. T'as vu les dates de vol ? Tu ne reprends pas le boulot le lundi suivant ?
- Si justement, j'avais pensé... Je crois que je vais démissionner.
- Quoi ? Mais t'es complètement malade !, s'offusqua-t-il.
- Écoute William., commençai-je d'une voix calme pour l'apaiser. Cette décision est mûrement réfléchie. J'ai suffisamment d'argent de côté pour tenir un petit moment avant que mon projet de devenir styliste ne soit réellement lancé, et ça fait des mois – voire des années – que ce boulot ne me convient plus, que je me lève tous les matins en étant soulée d'avance de la journée qui m'attend, et où je rentre chaque soir vidée de toute énergie et de toute création, je ne peux pas continuer comme ça !
Je terminai par un petit sourire bienveillant et posai une main sur son genou, afin d'appuyer mon argumentation. Le Canada et l'idée de partir, ce n'était pas seulement pour fuir une éventuelle enquête quant à la disparition slash mort de Mademoiselle Daisy la Conasse : c'était également pour la raison que je venais d'évoquer.
- Mais... Pourquoi tu m'impliques là-dedans ?, demanda William, visiblement déstabilisé.
Je fronçai les sourcils et eus un mouvement de recul.
- Eh bien... On est ensemble., répondis-je. C'était logique pour moi qu'on parte tous les deux...
Il éclata d'un rire nerveux. Je me sentis désemparée. Jusqu'ici, rien ne se déroulait comme je l'avais prévu.
- Il est hors de question que je parte au Canada., affirma-t-il sèchement.
- Mais, pourquoi ?
Ma voix monta dans les aigus malgré moi. Je tentai de rester calme et de ne rien laisser paraître, mais intérieurement, j'étais à deux doigts d'éclater en sanglots de déception, et peut-être même un peu de colère.
Tout n'était pas encore perdu cependant, mais connaissant William et son caractère bien trempé, j'avais tout de même peu d'espoir.
Il inspira un grand coup et fit craquer sa nuque avant de commencer son argumentation :
- Petit un, tu sais bien qu'il est inenvisageable que je prenne l'avion. Petit deux, je n'ai pas envie de partir aussi loin, on est bien ici ; et petit trois, j'ai des projets moi, je te rappelle que je dois aller sur Paris pour trouver un stage pour mon futur boulot. Enfin je ne vais pas tout plaquer comme ça du jour au lendemain, tu t'y prends vraiment mal Cassidy ! En plus, ça ne te serait pas venu à l'esprit de m'en parler avant ? C'est Léa qui t'a mis cette idée dans la tête, c'est ça ?
- Je voulais te faire la surprise..., fis-je d'une voix à peine audible, brisée par le dépit.
- Eh bien c'est raté.
Je décidai alors d'abattre mes dernières cartes :
- Franchement William, même pour ton stage ça peut être un avantage ! Il y a beaucoup plus d'opportunité de travail pour les jeunes au Canada, et puis si on y reste un bout de temps, on sera forcément amenés à parler beaucoup anglais, et tu pourrais maîtriser la langue à l'oral comme à l'écrit, c'est un sacré plus sur un CV ça !
Malheureusement, William avait lui aussi des cartes en mains, et des bonnes. Il enchaîna :
- Oui, enfin t'es bien gentille, mais toute la partie paperasse et le bordel avec les passeports, les visas de séjour, tu y as pensé ?
Non.
Pour être honnête, non, je n'y avais absolument pas pensé.
Dans la précipitation, l'envie de partir le plus loin possible et surtout l'urgence de la situation, toute la partie administrative m'était complètement sortie de la tête.
- Mon passeport est prêt depuis longtemps..., fis-je, sans grande conviction.
- Ben pas le mien, et même si je voulais, il ne serait pas valable avant ce week-end, alors comme ça c'est réglé. Donc démerde-toi pour te faire rembourser. Fin de la discussion.
Il se leva en jetant son billet sur la table basse comme s'il s'était agi d'un vulgaire mouchoir usagé et alla dans la cuisine, sans doute pour se chercher quelque chose à boire ou à manger.
Je restai là sans rien dire, assise sur le canapé, seule avec toutes mes désillusions et ma tristesse qui planaient encore tout autour de moi, et que j'entendais rire à pleine voix dans ma tête.
Moi qui m'étais imaginé que tout serait parfait, que William m'accueillerait avec un grand sourire et serait ravi de partir en voyage avec moi, surtout dans un pays où il rêve d'aller depuis qu'il est enfant...
Non, au lieu de ça, j'ai l'impression qu'il ne fait pas d'efforts. Et qu'est-ce que je suis censée faire dans cette situation ? Partir sans lui ? Rester là et espérer qu'il change d'avis ? Je pourrais peut-être simplement décaler la date, après tout.
J'avais besoin de parler à Léa, elle serait sans doute de meilleurs conseils que ma conscience ; mais pour l'instant, je devais déjà tenter de me réconcilier avec William. Je me levai du canapé en rassemblant mon courage à deux mains au passage, et le rejoignis dans la cuisine en prétextant vouloir prendre moi aussi quelque chose à grignoter.
- Tu n'as pas mangé chez Léa ?, me demanda-t-il sur un ton de reproche.
Je secouai négativement la tête, et attrapai deux paquets de biscuits secs et un morceau de baguette de pain aux céréales que je mordis immédiatement. William, lui, retourna au salon les bras chargés d'un bol de pistaches et de cacahuètes salées. Je laissai passer quelques secondes avant de le rejoindre avec deux petites bouteilles d'Icetea à la main.
Je posai ma nourriture et les boissons sur la table basse, et ouvrit l'une des bouteilles avant de la tendre à William comme si de rien n'était. Je ne voulais surtout pas qu'il comprenne que j'étais désappointée. Il me remercia en attrapant la bouteille de sa main libre, et j'affichai un grand sourire en lui répondant « je t'en prie. » Je m'apprêtai à briser le silence lorsqu'il me devança :
- Tu retournes chez Léa ce soir ?
C'est un reproche ou une question ?, pensai-je sans rien laisser paraître sur mon visage.
- Ce n'est pas prévu, pourquoi ?, demandai-je l'air de rien.
- Parce que je ne serais pas là.
Quoi ?
C'est lui qui me reproche qu'on ne passe pas suffisamment de temps ensemble et là c'est lui qui part ?
- Tu vas où ?, m'empressai-je de demander sur un ton que je voulus le plus neutre possible.
- Chez ma mère.
Je haussai les sourcils et lâchai un « ah » avant d'ajouter :
- Tu lui passeras le bonjour bien entendu.
William ricana. Il faut dire que sa mère et moi n'avions jamais eu de liens très forts, à vrai dire, on pouvait même dire qu'elle me détestait et que je lui rendais plutôt bien.
En quatre ans, je ne l'avais vue que de très rares fois, à certaines fêtes de famille telles que Noël où l'anniversaire de Will, et à chaque fois, elle avait été désagréable et d'un mépris sans pareil à mon égard. Elle n'approuvait pas du tout notre relation, j'ignorais pour quelle raison exacte, d'ailleurs, et j'avais longtemps cru qu'elle serait capable de convaincre William de rompre avec moi.
Il faut dire que lui et sa mère avaient une relation très complice et plus amicale que filiale. Elle avait eu Will très jeune, et l'avait élevé seule jusqu'au jour où il eut atteint ses dix-sept ans. Là, sa mère avait estimé qu'il était temps qu'il se débrouille tout seul et qu'il travaille pour subvenir à ses besoins, mais nous savions très bien tous les trois que c'était elle qui payait une bonne partie de son loyer, de ses études, et qu'elle lui faisait parfois même encore ses courses. Surtout quand il s'agissait de lui acheter de l'alcool ou des produits qui n'étaient pas considérés comme étant de première nécessité.
Étant donné que la mère de William habitait désormais à une heure de route de la ville, Will et elle se voyaient moins souvent, surtout compte tenu du fait qu'il n'avait ni voiture ni permis, et il était hors de question que je l'accompagne chez elle, je ne voulais surtout pas la voir, et je pense qu'elle était ravie de cette option.
- Je vais préparer mes affaires et prendre une douche., annonça William en se levant du canapé.
- D'accord., répondis-je avec un petit sourire en coin.
- Je l'ai vu ton petit sourire, là..., remarqua-t-il en souriant lui aussi à son tour.
- Et alors ?, fis-je d'un air innocent.
Il haussa un sourcil et s'éloigna à reculons, toujours en me fixant l'air de dire « je sais ce que tu as dans la tête ».
Bien sûr qu'il savait ce que j'avais en tête, mais en attendant, je décidai d'aller sur la terrasse pour fumer une cigarette.

Dommages collatéraux {réécriture à venir}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant