Règle numéro trente-deux : nous faisons tous des erreurs.

211 33 15
                                    

Je me garai en créneaux devant l'immeuble où vivait Léa, juste derrière sa voiture à elle, et jetai un bref coup d'œil dans mon rétroviseur. Je constatai que la voiture de flic était toujours là, quelques places plus loin, et qu'elle se garait de la même façon que nous.
Avoir l'impression d'être constamment épiée me rendait particulièrement nerveuse, surtout compte tenu du fait que j'avais quelque chose à cacher, quelque chose qui pouvait me relier à un meurtre ou à une disparition, et qui risquait de me faire condamner.
Léa sortit de sa voiture, je l'imitai après avoir récupéré la boîte de pâtisseries qui se trouvait sur mon siège passager. D'une main, Léa ouvrit la grande porte en bois qui donnait accès à son immeuble, de l'autre, elle tenait nos chaïs latte. Je passai devant elle et lui tins la porte afin qu'elle puisse passer à son tour, tout en jetant un regard furtif en direction de la rue et de l'endroit où était garée la voiture de police.
-        Ils nous suivent encore ?, me demanda Léa.
J'affirmai d'un mouvement de tête et nous montâmes les escaliers afin de rejoindre son appartement.
-        Ferme à clef., lui ordonnai-je une fois à l'intérieur.
Elle s'exécuta. Je savais pertinemment que verrouiller une porte à clef n'empêcherait pas les flics de nous arrêter et n'interromprait en aucun cas leur enquête, mais bizarrement, je me sentis un peu mieux à l'instant où j'entendis le petit « clic » résonner dans la serrure.
Léa se dirigea ensuite dans la cuisine, ou elle transvasa nos thés aux épices dans deux de ses mugs qu'elle plaça dans le microonde avant de le mettre en route.
-        Tu as faim ?, me demanda-t-elle d'une voix douce en me voyant poser la boîte de pâtisserie sur sa table, puis l'ouvrir.
-        Bof..., répondis-je en haussant les épaules.
-        C'est à cause de ce matin... ?
Je hochai la tête et elle poursuivit :
-       Tu sais, je ne pense pas qu'ils puissent te...
Je la coupai d'un mouvement de la main avant qu'elle n'ait fini sa phrase, et posai un doigt sur ma bouche pour lui signifier de se taire, comme le font parfois les institutrices aux enfants de maternelle.
Elle me regarda avec de grands yeux ébahis et fronça les sourcils, je cherchai alors un bout de papier et un crayon, n'importe quoi qui aurait pu me servir à noter quelque chose.
Après avoir fouillé quelques secondes, je tombai sur un bloc de post-it et un crayon à papier posés sur un meuble à côté du plan de travail. Je les attrapai et inscrivis les mots suivants :
« Peut-être qu'ils nous écoutent. »
Je détachai ensuite le post-it et le tendis à Léa. Elle lut, attrapa à son tour le crayon, et écrivit également quelque chose. Elle fit glisser le post-it sur la table jusqu'à moi et je pus lire ce qu'elle avait écrit dessus :
« Tu lis trop de romans policiers. »
Je relevai la tête vers elle et constatai qu'elle me regardait d'un air désabusé, je lui lançai un regard mi noir, mi-amusé qui signifiait « on est jamais trop prudents. »
-        Tu n'as pas répondu à ma question, tu as faim oui ou non ?, demanda-t-elle à nouveau en me signifiant par des gestes qu'elle ne parlera plus de l'incident de ce matin.
-        Non, pas trop., lui répondis-je en haussant une nouvelle fois les épaules.
Je vis alors l'inquiétude traverser son regard. Cela ne dura qu'une demi-seconde, mais ça suffit à me rendre moi-même inquiète et à me sentir un peu coupable. Léa devait comprendre que le pire se préparait. Il était très rare que je n'aie pas faim ou que je n'aie pas envie de manger, surtout quand je n'avais rien avalé depuis la veille, et encore moins quand une boîte contenant des pâtisseries s'offrait à moi.
Je me forçai à lui sourire comme pour dire « je vais bien », mais l'effet ne prit pas.
Alors, pour nous éviter une situation qui soit gênante pour elle comme à moi, je lui signifiai que j'allai prendre une douche, chose que je n'avais pas faite ce matin.
Je pensai la prendre en rentrant, étant donné que je croyais qu'aller chercher le petit déjeuner me prendrait dix minutes à tout casser. Maintenant, je me sentais sale, j'avais besoin d'enlever toute la crasse de la matinée, des questions que l'on m'avait posées, et des accusations qui pesaient contre moi.
-        D'accord, je vais quand même préparer à manger pour deux au cas où tu changes d'avis...
J'espérais. J'espérais vraiment changer d'avis, et que ma faim revienne, surtout que la cuisine de Léa était toujours délicieuse. Malgré cela, aucune sensation de faim ne se manifesta dans mon organisme... Pas de ventre qui se sert, pas de gargouillis... Même l'idée d'avoir de la nourriture riche de saveur en bouche ne m'enchanta guère...
Je me dirigeai dans la salle d'eau pendant que Léa alluma les plaques de gaz et sortit ses ustensiles de cuisine.
Je verrouillai la porte derrière moi, sortis deux serviettes que je posai sur le rebord du lavabo, et entrai directement dans la cabine de douche après m'être déshabillée entièrement.
J'ouvris le robinet et réglai la température sur tiède. L'eau froide me fit frissonner pendant quelques secondes, le temps qu'elle se règle correctement. Je me penchai pour attraper le gel douche de Léa, en versai dans mes mains et me frottait frénétiquement le visage et toutes les parties de mon corps avec.
Et puis, je restai immobile. Je croisai les bras contre ma poitrine, penchai la tête, et laisser l'eau couler sur mon corps sans rien faire.
Je dois appeler William., pensai-je. La police va venir l'arrêter... Oui, ils l'ont sûrement déjà fait, il avait un lien avec Daisy...
La vision du résultat de ses analyses sanguines me revint alors en mémoire, et mon cœur se serra. Je déglutis difficilement en essayant de chasser cette vision de mon esprit.
Comment pouvait-elle être enceinte ? Comment pouvait-elle être enceinte de William ?
Il ne peut pas être responsable de ça, c'est impossible, elle l'a forcément trompé, ou bien elle lui a tendu un piège, à moins que ce ne soit les inspecteurs qui aient essayé de m'en tendre un...
Je me forçai à couper le robinet et à m'extirper de la cabine de douche : inutile que Léa paye les factures de mes longues réflexions. Je m'essuyai grossièrement le corps et les cheveux avec la première serviette et enroulai la deuxième autour de mon corps avant de retourner dans la cuisine.
J'y sentis des odeurs de curry, de muscade et de légumes. Léa faisait cuire du riz avec des poivrons et des aubergines grillées, sans doute dans le but de faire une salade.
-        C'est presque prêt !, annonça-t-elle en me voyant arriver.
Je lui répondis par un sourire, n'osant pas lui dire que je n'avais toujours pas retrouvé l'appétit.
Elle égoutta le riz, le versa dans un saladier, ajouta encore quelques épices et disposa les légumes par dessus avant de mélanger le tout.
-        Au fait, ton thé est chaud., annonça-t-elle en m'indiquant le microonde d'un mouvement de tête.
J'ouvris la porte de ce dernier et constatai que les deux mugs s'y trouvaient, encore fumants.
-        Tu n'as pas bu le tien ?, questionnai-je.
-        Non, je t'attendais pour qu'on puisse le boire ensemble.
Mon cœur se serra une nouvelle fois. C'était notre petit rituel, un moment qui, d'habitude, était toujours associé à un bonheur intense pour moi, mais qui aujourd'hui revêtait un tout autre caractère...
-        Le temps que la salade refroidisse, on va le boire devant la télé ?, suggéra Léa.
J'approuvai d'un hochement de tête et lui dit que j'allais m'habiller avant.
Elle attrapa un plateau en bois et disposa nos deux tasses dessus tandis que je m'éloignai pour aller me changer dans sa chambre.
J'enfilai des sous-vêtements dépareillés, une combi-short grise en coton qui pouvait être portée en guise de pyjama ou de tenue de sport, et restai pieds nus. Quand je refis surface dans le salon, Léa ne put s'empêcher de ricaner.
-        C'est journée flemme, aujourd'hui !, fit-elle remarquer.
-        Je pense que je vais éviter de sortir, oui...
Je m'affalai à côté d'elle dans le canapé et repliai mes jambes sur moi-même. Mon regard se posa sur son horloge murale : onze heures quarante-cinq. Encore deux heures et quinze minutes, et Léa partira au boulot.
Elle avait disposé le plateau sur sa table basse, et, dans une assiette, les pâtisseries que j'avais achetées ce matin.
J'attrapai mon éclair au café, plus par gourmandise qu'autre chose, et peut-être aussi parce que le sucre, la pâte à chou et la crème pâtissière pouvaient être un excellent remède dans ma situation.
Je croquai dans la viennoiserie et souhaitai que tout s'arrête d'un coup, que le temps fasse une pause et que je puisse revenir en arrière. J'arrêterai ce moment où j'ai rencontré William pour la première fois, le faisant durer éternellement. J'arrêtai cet instant, juste un peu avant qu'il ne rencontre Daisy, et l'effaçai pour toujours. Je changeai les choses qui n'auraient jamais dû arriver, rétablis celles qui auraient dû se passer, tout ça le temps d'une bouchée dans un gâteau. Une fois le goût du café évanoui de mes papilles et la douceur de la crème effacée de l'intérieur de ma bouche, je revins à la réalité.
Léa avait déjà dévoré entièrement son muffin à la myrtille, et me regardait d'un air dubitatif. 
-        Tu en mets du temps à manger, dis-moi...
Elle faisait sans doute référence au fait que, d'habitude, j'avalais une gourmandise de ce genre en à peine trente secondes. Pour dévier la conversation, je plaisantai sur sa performance à elle :
-        Je ne peux pas en dire autant de toi, on dirait que tu n'avais pas mangé depuis trois jours !
-        Pas depuis des heures en tout cas.
Je fronçai les sourcils :
-        À cause de moi... ?
Elle marqua une pause avant de répondre d'une voix tendre :
-        Je me faisais du souci pour toi...
-        Tu as pensé que...
-        J'ai pensé que tu avais eu un accident, avec ta manière de conduire ça ne m'aurait pas étonné !
-        Eh !
Je lui frappai le bras en rigolant, et elle éclata de rire à son tour. Elle me proposa ensuite de regarder un film, n'importe lequel, bien que je n'eus pas d'idée précise sur ce que j'avais envie de regarder.
Surtout pas un thriller.
Une histoire d'amour ?
Non.
Une comédie ?
Pourquoi pas.
Je lui proposai H2G2, le guide du voyageur galactique, un film que nous avions dû voir des centaines de fois ensemble. Elle se réjouit à l'idée, brancha son ordinateur à sa télé et lança le film avant de tirer un peu les rideaux pour que nous soyons presque plongées dans le noir.
Au moment où le film démarra, nous ne pûmes nous empêcher de chanter à tue-tête.

-     Salut, merci pour tout le poisson..., commença Léa.
-     C'est triste de finir de cette façon..., enchainai-je.
Et en chœur :
-     On a tout fait pour vous prévenir...
-     Vous n'avez pas notre intellect..., reprit Léa.
-     C'est pourquoi vous n'êtes pas corrects..., lui répondis-je, puis de nouveau en chœur :
-     Avec toute la nature si belle autour de vous...
-     Salut, salut, salut, salut, salut..., chanta Léa.
-     Salut, salut, salut, salut, salut..., chantai-je à mon tour.
-     Salut, salut, merci, pour tout le poisson !
Nous explosâmes de rire après avoir entonné cette dernière phrase, et j'attrapai mon thé au lait afin d'en boire une gorgée : tout ça m'avait donné soif.
Pendant un instant, j'avais eu du répit.
Je n'avais plus pensé, durant de brèves minutes, à quel point ma situation était grave, à quel point il était urgent que je réagisse, et à quel point des moments comme ceux-ci m'étaient peut-être comptés.
Souviens-toi, Cassidy, tu es sous surveillance judiciaire. Tu as été arrêté par les flics voilà plus de quatre heures maintenant, et tu as passé une horrible matinée., me rappela ma conscience.
J'essayai tant bien que mal de ne pas y songer, et me concentrai sur l'écran de télévision après avoir attrapé ma tasse de thé chaï et en avoir bu une gorgée.
Il était délicieux.
Juste ce qu'il faut de sucre, bien épicé comme j'aime, et surtout pas trop de mousse de lait qui risquerait de venir gâcher le goût du thé. Dans certaines enseignes, ils ajoutaient tellement de lait à la préparation que l'on sentait à peine le goût des épices, ce qui était fort dommage pour un thé portant le nom « de thé aux cinq épices ».
Je jetai un coup d'œil à Léa pour voir si elle appréciait le sien.
-     Tu aimes ?, demandai-je.
-     Il est parfait., me répondit-elle, les yeux toujours rivés sur l'écran.
Je l'imitai et me laissai imprégner complètement par un film que je connaissais par cœur.

Un peu moins de deux heures plus tard, notre séance de cinéma privée était terminée, et il était déjà temps pour Léa de repartir au travail.
Elle ouvrit les rideaux, débrancha son ordinateur de la télé, et laissa le plateau, nos deux tasses vides et la salade de riz qu'elle était partie chercher pendant le film, mais que j'avais à peine touchée, sur la table basse avant de se précipiter dans le couloir qui lui faisait office d'entrée.
Je la suivis et l'observai attraper son sac à main et ses clefs de voiture en vitesse tout en me disant :
-     Je n'ai pas le temps de ranger, je le ferai ce soir. Ne t'embête pas avec ça surtout. Je te laisse un double des clefs, si jamais tu veux sortir... Tu peux te servir dans le frigo, et tu n'hésites surtout pas à m'appeler si jamais...
Je la coupai dans son monologue :
-     Léa... Je sais que je peux compter sur toi en cas de besoin, et je t'en suis extrêmement reconnaissante, tu ne peux pas savoir à quel point, mais s'il te plaît, ne me materne pas comme ça..., lui demandai-je d'une voix douce.
-    Excuse-moi, c'est juste...
-    Je sais., répondis-je en sachant pertinemment qu'elle allait dire « je m'inquiète pour toi. »
Nous restâmes ainsi quelques secondes à nous regarder dans le blanc des yeux, quelques fragments d'instants pendant lesquels une atmosphère bienveillante plana tout autour de nous.
Léa finit par regarder sa montre et s'écria qu'elle allait être en retard. Elle m'embrassa brièvement sur la joue, ouvrit la porte d'entrée, et sortit sur le palier.
Un dernier sourire, je lui souhaitai une bonne après-midi, elle me remercia et referma la porte derrière elle.
Et je me retrouvai seule.

Dommages collatéraux {réécriture à venir}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant