Memoriae

17. Pompes

- Javannah -

Ma mère baisse les yeux. Mon père ne m'a jamais paru aussi vieux, aussi fatigué. Tous deux fixent le parquet. L'atmosphère suffoquante contraste avec l'ambiance habituellement si calme et si paisible de notre salon.

Christian a l'air de regretter d'être venu. C'est pourtant lui qui a tenu à m'accompagner. Nos regards se croisent et je sens qu'il veut me prendre la main. Je sais qu'il ne le fera pas, mais je me décale d'une place sur le canapé, juste par précaution.

Christian est professeur au lycée de Blue River et il est hors de question que mes parents découvrent la véritable nature de notre relation. D'autant plus qu'ils en profiteraient pour changer de sujet. Voyant que la réponse à ma question tarde à arriver, je me répète :

- Je vais vous le demander une seconde fois : j'aimerais savoir s'il n'y a pas quelque chose d'extrêmement important que vous m'avez caché durant toutes ces années.

Ma mère tressaillit au son de ma voix. Je n'ai jamais élevé la voix, et encore moins contre eux. J'éprouve un respect énorme vis-à-vis de ma génitrice. Je ne l'ai jamais contredite et lui ai toujours fait confiance.

Certes, mes parents ont toujours été sévères avec moi et c'est sûrement pour cela que j'ai un caractère aussi fermé, mais je leur dois également ma réussite.

Cependant, je n'aurais jamais imaginé que toute cette éducation avait pour but de dissimuler un mensonge. Christian se racle la gorge avec gêne.

- Je vais vous laisser seuls, annonce-t-il en se levant, à demain Mlle Lecter !

Mon père le retient.

- Attendez Mr Brahms, restez. Vous y êtes sûrement pour quelque chose. Je vois que vous possédez vous aussi une aura...

Je m'emporte.

- Alors tout ce qu'il m'a dit est vrai ? éclaté-je. Toutes les personnes qui possèdent une aura ne sont donc pas humaines ?! Bon sang, mais pourquoi m'avez-vous caché que j'en avais une ?

Ma mère m'interrompt d'un signe de la main, comme elle le fait toujours lorsque les choses dégénèrent.

- C'est plus compliqué que tu ne le crois, explique-t-elle. Nous avions nos raisons.

Je croise les bras. C'est bien la première fois de toute ma vie que je cherche à énerver ma mère.

- J'aimerais bien les entendre.

Laurel aurait fait le même genre de remarques. Ma mère m'ignore complétement et ses yeux gris se posent sur Christian.

- Et vous, jeune homme, quel est votre rôle dans cette histoire ?

Il déglutit.

- Votre fille est l'une de mes élèves et récemment j'ai remarqué qu'elle était très à fleur de peau. Enfin, elle m'a paru très tendue, à bout de nerfs...

- Ma fille va très bien, réplique automatiquement ma mère, je ne-

- Continuez, Mr Brahms, intervient mon père, je vous en prie.

Christian semble très mal à l'aise, au grand plaisir de ma mère.

- Considérant mon rôle d'enseignant et souhaitant lui apporter un soutien psychologique, je me suis permis de m'entretenir avec elle et...

- Et ?

Même ma mère a commencé à prêter sérieusement attention à son récit.

- ...et j'ai fini par lui révéler... qu'elle était une Chasseuse.

***

J'ai du temps à perdre en cette fin d'après-midi. Laurel est partie chez le coiffeur, Julia est à son club de cuisine et Asher l'attend. Je n'ai pas revu Abygaël depuis la fin des cours. Jonathan est en train de s'entrainer.

Cela fait longtemps que je ne me suis pas retrouvée seule. Depuis mon arrivée ici, je n'ai pas eu le temps de pratiquer une activité physique à part la natation. Or, j'ai besoin de me dépenser beaucoup plus. J'en profite alors pour aller dans un coin reculé de la forêt pour m'entraîner. C'est un temps que je me suis toujours consacrée depuis que j'ai découvert mes capacités.

Je commence par mes habituels échauffements. Après avoir couru trois fois le tour du campus, je reviens à mon point de départ. J'effectue quelques étirements et je passe aux pompes. D'abord les classiques, puis à une main et ainsi de suite.

Lorsque je me retrouve la tête à l'envers pour travailler mon équilibre, j'aperçois une silhouette derrière les arbres. Je me remets debout sur mes deux jambes. Elle se rapproche prudemment, en regardant minutieusement là où elle pose les pieds.

- Salut, lance la jeune fille.

Que fait-elle ici ?

- Bonjour, répondé-je poliment. En quoi puis-je t'aider ?

Elle me regarde bouche bée. Il est certain que j'ai une façon de parler assez soutenue, et cela n'attire que les mauvais regards.

Généralement, on me snobe. Ou alors, on croit que je méprise tout le monde avec mon vocabulaire digne de la haute bourgeoisie. Sa réaction ne m'est donc pas nouvelle.

- Tu es vraiment digne des rumeurs : jolie, intelligente et stoïque !

- Des rumeurs ? Me concernant ?

- Oui, tu es bien Javannah Lecter, celle qui a obtenu les meilleurs résultats aux examens d'entrée ? Je voulais absolument faire ta connaissance !

Voilà donc tout ce que les gens savent de moi.

- Il s'agit bien de moi, mais comment m'as-tu trouvée ?

La jeune fille paraît réfléchir à ce qu'elle s'apprête à dire.

- Eh bien je me baladais dans le coin quand je t'ai aperçue, dit-elle avec un clin d'œil malicieux.

C'est impossible qu'elle soit tombée sur moi par pur hasard. Elle enchaîne :

- Je m'appelle Amélia Rory, je suis dans la classe C. Enchantée.

Elle me regarde droit dans les yeux, comme si elle s'attendait à une réaction de ma part. Je réalise soudainement ce qu'elle a voulu sous-entendre. Je recule d'un pas, méfiante.

- Amélia, tu es aussi une Chasseuse, n'est-ce pas ?