Harmonie.
Les deux silhouettes d'encre entrent dans le parc en passant par dessus la grille. Il ne fait pas tout à fait nuit. Quelques gouttes d'orange se sont diluées dans un bleu bien pâle. Et le beige qui s'est formé contraste avec la forme ombragée des nuages. En levant les yeux, on voit les arbres. Et les arbres ont perdu leur couleur. Les branches sont des squelettes qui absorbent le ciel. Elles ont comme été peintes sur le toit du monde. C'est le charme d'un soir quand il n'est pas si tard. JungKook fait le tour des jeux pour enfants en courant. Sa veste verte a la teinte d'un fleuve. Il grimpe tout en haut de l'installation en forme de château, comme s'il l'avait fait mille fois. Arrivé au sommet, il reste debout et regarde. Au dessus des arbres, il a vaincu l'ombre. Et les cieux pastels recouvrent son visage. TaeHyung le contemple depuis le sol. Il a l'air d'embrasser les astres et de dompter la nuit. TaeHyung sourit. Quand JungKook redescend, ils font les enfants, tournent en rond dans le parc désert, rient. Leurs yeux tout entiers avalent l'univers.
Les couleurs commencent à changer, à se brutaliser, quand ils s'assoient côte à côte sur les balançoires. Ils bougent un peu dans le silence. Leurs pieds jouent avec le sol, leurs doigts s'agrippent aux cordes. JungKook fixe ses baskets plus si blanches. Et s'il levait la tête il verrait la lune. TaeHyung fixe JungKook, rêveur. Et dans son profil, il la voit la lune. TaeHyung détourne les yeux, ferme les paupières, les ouvre à nouveau. Ce soir la lune et le soleil se côtoient. Le parc est vide. La lune et le soleil sont les deux seules personnes en ce monde. Les autres sont partis. Et TaeHyung a beau détourner le regard, ses pupilles font mille détours pour le voir. TaeHyung appuie son front contre la corde, se confond en mirages.
« -Tu es beau. »
C'était aussi subit qu'une pluie d'orage. Et JungKook relève la tête lentement, ses iris brillent. Il a l'air plus que surpris. Et son expression luit dans ce début de nuit. Les paroles de TaeHyung résonnent en lui, finissent par s'échouer dans le trou béant au milieu de sa poitrine. Parfois, certains mots sont trop grands, trop importants, trop évidents pour faire partie de notre réalité. Mais TaeHyung a des yeux immenses, presque étonné. Et JungKook comprend qu'il n'a pas rêvé. Ni halluciné. Ni quoi que ce soit.
« -Pourquoi tu me dis ça ?
-Parce qu'il m'en est venu la pensée. »
JungKook souffle un rire infime, amusé. Et peut être pas si amusé tout compte fait. Isolé entre ces deux cordes qui lui rougissent les paumes, il se perd. Il y a des tas de paroles qui lui frôlent les lèvres. Mais il les garde dans sa bouche. Car s'il les laissait sortir, elles s'aligneraient sûrement dans le mauvais ordre, ou sa voix déraillerait, ou quelque chose comme ça. Il inspire une longue goulée d'air. Ca disperse les pensées mal formées qui repartent dans sa gorge.
« -Rentrons, lâche-t-il alors. »
Et il n'attend pas de réponse. Et il se lève et il marche vers la sortie. TaeHyung le suit sans rien dire, sans rien faire. Ils quittent le parc pour enfant, puis le square tout entier. Ils se retrouvent à avancer le long d'une rue de leur quartier. Il y a quelques personnes qui passent de temps en temps. JungKook marche un mètre devant TaeHyung. Il tourne un peu au hasard, il ne sait pas où il est. Et TaeHyung non plus ne sait pas. Mais il le suit dans le noir d'une nuit qui s'est abattue d'un coup. Et même quand JungKook s'engage dans l'un des parkings de ces supermarchés ouverts 24h/24, TaeHyung lui emboîte le pas sans poser de question. Puis, au milieu de ce désert de béton, sans voitures ni humains, JungKook s'arrête et se retourne. Leurs âmes se figent l'une dans l'autre. TaeHyung s'arrête à son tour.
« -Pourquoi c'est comme ça ? Pourquoi ça sonne comme si tu m'aimais encore ? »
TaeHyung baisse les prunelles et se contente de détailler les lignes blanches tracées sur le sol gris. Il les regarde clignoter en même temps que l'enseigne d'où proviennent les reflets. Puis il se redresse un peu.
« -J'ai jamais arrêté de t'aimer. »
Puis d'un coup c'est tout un enchaînement de catastrophes naturelles qui se produit dans son trou béant, au creux de sa poitrine vibrante. Il frissonne. Et ses yeux pleurent sans son accord. Quand il était petit il avait juré d'être fort tout le temps et de ne pas pleurer, jamais. Mais là, il pleure sa tristesse et sa colère. Mais là il pleure pour une putain de réalité à la con. Et il avait juré de ne pas être vulgaire. Mais il arrive un jour où tout humain perd son contrôle.
« -Pourquoi t'as rompu alors ? »
Il y a un instant, comme une coupure dans le temps.
« -Je pensais que tu serais plus heureux sans moi. Je pensais que tu méritais mieux que ça. »
TaeHyung aussi pleure. Les deux silhouettes pleurent des oasis dans un désert de raison. Les âmes poétesses sont des tempêtes invisibles qui font trembler les néons. Ils les sentent grandir en eux-même. Ils sont deux corps et deux esprits maltraités. Ils sont deux enfants, encore vivants.
« -J'ai cru mourir quand tu m'as laissé.»
Les larmes de TaeHyung sont comme des faisceaux de lumière qui tombent depuis les lustres de ses orbes en feux. Et JungKook y reconnaît le crépuscule qu'il voyait passer chaque jour dans les couloirs, reconnaît la douleur et le vide qui l'ont hanté. Les larmes de TaeHyung scintillent. Et personne n'a des larmes qui brillent aussi fort dans des nuits si noires. Et comme lorsqu'il ne comprenait rien à la vie – il n'y comprend d'ailleurs toujours rien aujourd'hui – il ne parvient pas couper les vannes de son océan intérieur. Et il aimerait dire qu'il est désolé, mais sa gorge est nouée, triple nouée, cousue et recousue. Il n'y aurait alors que son cœur pour hurler des sanglots nus. JungKook sort une enveloppe de sa poche, s'approche. TaeHyung ne voit que le bas humide de ses joues, l'ombre de ses lèvres et la courbure de son menton. Et il ne verra rien de plus.
« -Pendant ton absence, je n'ai écrit que sur toi. Je t'ai écrit soixante-dix-huit poèmes. Ils ne sont pas tous dans l'enveloppe. Je n'y ai mis que mes préférés. Lis-les, garde-les, ils sont pour toi. Je ne te l'ai jamais dit, mais je veux devenir poète. »
JungKook prend la main de TaeHyung, l'ouvre en douceur et y pose l'enveloppe. Ses doigts frôlent sa paume puis s'éloignent. Et TaeHyung a à peine le temps de murmurer un « je le sais » que JungKook a disparu dans la nuit.
Et peut être que dans une autre réalité, TaeHyung a osé le regarder s'en aller.