Assis sur le sable d'une plage déserte, Zhao observe le vol circulaire des mouettes dont l'ombre se reflète sur la surface lisse de la mer. Au-dessus de lui, les rames larges d'un palmier le protègent de la brûlure des rayons au zénith. A quelques mètres de lui, l'avant de son va'a repose hors de l'eau, la coque et son balancier traçant deux sillons fins dans le sable. En soupirant, il se laisse tomber en arrière, les bras en croix. Rien ne presse pour la pêche, il a tout son temps, tout est bien. Le sable est frais sous son dos, il creuse distraitement des logements sous ses pieds par de légères rotations des talons. A travers le palmier, le soleil darde ses traits aveuglants qu'il esquive avec mollesse, tournant la tête vers le ponant.
Mais là, un léger frottement vient perturber sa rêverie. Quelque chose vibre sur son avant-bras, comme pour le tirer du sommeil. Et soudain une voix forte, tout près de son oreille le fait bondir :
- ...ses promesses d'innovation. Questionné sur l'objectif ambitieux de Polar Shield de mettre au point un vaccin universel, Dariusz Amanski, le directeur des laboratoires Vacca, s'est félicité de l'excellente collaboration scientifique qui règne entre son groupe et la Recherche Scientifique du Pôle Sud dirigée par Bruce Starcliffe. Il a également rappelé le budget sans précédent du projet et réitéré son engagement de tenir les délais annoncés, face à...
Dressé en sursaut dans son lit, Zhao lance un juron, et plaque sa main sur la borne holographique, coupant la diffusion des infos. Une fois le silence revenu, il se laisse tomber en arrière sur les draps et soupire, tentant d'évacuer le stress du réveil brutal. Il aimerait bien retrouver sa plage et la douceur du sable, mais le mal est fait et son esprit entame l'inventaire des tâches qui l'attendent au travail ce matin : rédiger le plan d'expérience sur les inoculations virales de la semaine, signer les libérations paramétriques, sortir les échantillons des cuves de quarantaine... Une fois achevée la douloureuse liste, il soupire puis se lève. Il est temps d'allumer la radio polaire, se dit-il en ouvrant la fenêtre en grand.
- Epidémie monstre à l'Ouest avant-hier ! Cinquante morts polaires ! crie quelqu'un dans une maison voisine.
- Agression FPP au Sud hier soir ! Une femme violée, le couple en exil ! lance une autre voix derrière une persienne.
A l'abri de ses volets, Zhao relaie à son tour les informations puis écoute encore un instant. Les deux nouvelles du matin circulent comme la brise matinale à travers le quartier, portées par la chaîne invisible des habitants. Ainsi existe-t-il deux réalités dans la vie de chaque polaire : la propagande positive et conquérante que la radio Dominante déverse dans ses médias tout puissants, et la voix solidaire et clandestine de la rue, alimentée par la résistance et le personnel du fret interpolaire, qui colporte les nouvelles d'un pôle à l'autre, au gré de ses voyages.
- Fichues épidémies... soupire Zhao en refermant la fenêtre.
Durant ses études, l'un de ses professeurs avait un jour affirmé qu'au siècle précédent, même les plus pauvres pouvaient avoir accès à un arsenal impressionnant de vaccins. Une légende qui avait été aussitôt démentie par le rectorat, et pour cause : le pouvoir aurait-il pu laisser croire que dans l'Ancien Monde, une population mondiale mille fois plus importante était mieux protégée que les polaires d'aujourd'hui, incapables de se payer le moindre vaccin ?
Et chaque jour, Zhao en mesure les conséquences. Au laboratoire de biologie moléculaire qu'il dirige, on analyse tous les échantillons sanguins des polaires morts soupçonnés de contamination virale. Et ce sont toujours les mêmes pathogènes qui reviennent : grippe, lyssavirus, coronavirus, HIV, Ebola... Autant de menaces contre lesquelles, bien entendu, les vaccins du géant Vacca protègent chaque Dominant.
En sortant une barre protéinée du placard, il pense à ce couple exilé par la faute de ces salauds du FPP. Des enfoirés de gosses de riches racistes, sans scrupule ni cervelle, condamnant en toute impunité des pauvres gens à la mort. Quelle putain d'injustice, pense-t-il en croquant dans la barre farineuse et fade.
L'exil, pour Zhao, c'est l'enfance d'un orphelin. L'exil, c'est une absence éternelle, commémorée chaque soir le temps d'une histoire merveilleuse, celles du livre vert que sa mère lui lisait entre deux sanglots. L'exil, c'est une double douleur, celle d'un enfant qui voudrait devenir magicien pour faire renaître son père, et celle d'une mère qui voudrait tant ne plus souffrir. Chaque polaire privé de son passe d'utilité est une victime de plus de ce nouveau monde impitoyable, et son exil résonne en Zhao comme l'éternelle dépossession de son propre père. Et il lui semble bien que les infos n'ont pas dit si ce couple exilé laissait des enfants sur le carreau... D'un geste lent, comme résigné, Zhao coupe le filet des nouvelles insipides qui s'écoulent encore de la borne.
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Polar Shield
Science FictionEté 2031. Les milliardaires se sont réfugiés avec leurs familles dans l'espace, tandis qu'une pluie d'astéroïdes ravage la Terre. Trois ans plus tard, ils recolonisent la planète et ses survivants. Quatre pôles sont fondés, des mondes-cités où les...