Dans les lumières rasantes du soir, l'aéroglisseur inverse la poussée, et dans un souffle de félin, s'immobilise au-dessus de la place immaculée. Au sol, l'ombre du transporteur grandit et mange bientôt tout le marbre blanc. L'appareil à peine posé, un escalier sorti de nulle part se déploie sur son flanc et vient se ranger sous la porte qui s'ouvre lentement. D'un geste mécanique et assuré, une hôtesse foule en premier la marche puis s'écarte pour laisser sortir les passagers. Un premier flot s'écoule rapidement, chacun arborant un air pressé de circonstance propre aux premières classes. Puis une deuxième vague émerge plus lentement, les uns et les autres écarquillant les yeux de part et d'autre de l'appareil avec la curiosité exagérée de ceux qui ne voyagent jamais. Une famille aux enfants bruyants descend l'escalier, le père marchant devant et la mère en arrière-garde. Le plus petit, ébahi devant la grande sphère vitrée dominant la place de la cité, laisse traîner son doudou sur les marches puis le laisse tomber sans s'en rendre compte. En descendant à son tour, son sac léger sur l'épaule, une jeune femme marche sur le vieux bout de tissu, puis s'arrête pour le ramasser. En quelques enjambées, elle rattrape facilement la famille qui avance au pas minuscule des enfants en bas âge.
- Excusez-moi, madame, je crois que c'est à votre fils ?
- Ah oui, merci ! Regarde, Yvan, ce que la dame a trouvé, c'est à qui ce doudou ? Et qu'est-ce qu'on dit ?
Les cris d'excitation et les bras agités du petit garçon lui servant de remerciements, la jeune femme s'éloigne en souriant.
Sur l'esplanade, l'air est chaud et humide et lui remplit les poumons d'une sensation nouvelle, lourde et capiteuse. Très haut au-dessus du pôle Sud, de longues trainées de nuages paresseux somnolent dans un ciel bleu pâle. Tout est calme, et tellement différent de chez Anya ! A l'Ouest, les vents violents règnent en maîtres, comme l'éponge et la craie du professeur sur le tableau noir. Là-bas, dans un ciel d'encre, les plus gros orages sont balayés en quelques minutes, laissant place au bleu sombre du ciel d'altitude, jusqu'au prochain déluge. A l'image des montagnes de son enfance, elle porte en elle la rudesse et la force d'un climat sauvage, et ce nouveau monde aux couleurs alanguies la prend par surprise.
- Voici ma terre d'adoption, pense-t-elle, je dois l'apprivoiser. Elle va se faire à moi, c'est juste une affaire de temps...
Au contrôle d'immigration, la famille la rejoint dans la queue, et ils engagent la conversation.
- Boris a toujours voulu visiter le pôle Sud, mais ces billets coûtent une telle fortune ! Et puis Dimitri a obtenu un passe Sud le mois dernier – Dimitri, c'est notre aîné ! -, alors vous pensez ! On a mis toutes nos économies pour venir le voir... Et vous, mademoiselle, qu'est-ce qui vous amène ?
- Le travail, comme votre fils. Je viens aussi d'avoir mon passe Sud.
- Ah, mais c'est formidable, félicitations !
Prise dans un élan chaleureux, la mère de famille se retient au dernier moment de l'étreindre comme ses propres fils. Son mari, silencieux à ses côtés, hausse un sourcil visiblement habitué aux exubérances de sa femme.
- Et vous travaillez dans quel domaine ?
- L'électro... les statistiques, je veux dire. Je suis biostatisticienne.
Après un léger temps d'attente, la femme lâche un petit rire gêné et demande à son mari.
- Mais ça doit être passionnant ! Anton, tu dois t'y connaître, en statistiques, toi, non ?
Le temps que le mari absent lève les yeux et interroge sa femme du regard, l'employé du contrôle d'immigration fait signe à la jeune femme d'avancer.
- Excusez-moi, je dois y aller.
S'avançant vers le contrôle, elle regarde l'employé dans les yeux et tend son bracelet, faisant apparaître dans son champ de vision son portrait holographique et son identité en lettres vertes sur fond argent. Intérieurement, elle dit adieu au bleu et blanc de son enfance.
- Mademoiselle Anya Leonov ? Bienvenue au pôle Sud. Est-ce votre première visite ?
- Oui.
- Immigrez-vous pour toute la durée de votre passe ?
- Oui, bien sûr. Ai-je vraiment le choix ?
- Non, en effet. Mais nous devons poser la question à tous les nouveaux arrivants. Avez-vous quelque chose à déclarer : des armes, de l'alcool, des marchandises illégales ? Vous sentez-vous atteinte par une maladie signalée sur ce fascicule ? Faîtes-vous partie d'un groupement terroriste ?
Ayant épuisé son lot absurde de questions administratives, l'employé appuie sur une touche et le portillon émet un clic de libération. Anya ramasse son sac et franchit le contrôle sans se retourner. Sur le tapis tournant, sa valise est parmi les premières. Elle s'en saisit puis quitte l'aérogare. En ouvrant la porte battante, elle plonge dans la moiteur de la place et, balayant d'un regard distrait l'impressionnante coupole de l'Arche, elle rejoint le terminal du traghettobus.
Surl'eau, la brise marine rafraîchit à peine l'air épais et Anya enlève sa veste. Lesîlots habités qui parsèment le paysage du quartier polaire forment une mosaïqueétrangement belle, sillonnée de canaux où circulent les embarcations. Face auxfaçades de couleurs vives, elle se sent comme une enfant adoptée qui réapprend unnouveau monde. Elle est désormais libre, sans attache, et, tandis que le buscoupe les moteurs devant le quai de son nouveau quartier, elle se dit que soncœur devrait être rempli de joie.
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Polar Shield
Ficção CientíficaEté 2031. Les milliardaires se sont réfugiés avec leurs familles dans l'espace, tandis qu'une pluie d'astéroïdes ravage la Terre. Trois ans plus tard, ils recolonisent la planète et ses survivants. Quatre pôles sont fondés, des mondes-cités où les...