Polar Shield

16. Automne 2079, Bureau présidentiel, Pôle Ouest

Doucement, elle tourne la lourde poignée et tire l'épaisse porte du bureau présidentiel. Un instant, elle observe la grande pièce carrée, dont chaque centimètre carré, chaque objet est à l'image de son père. Au-dessus de son bureau, les deux grands sabres de samouraïs que son père dégainait quelquefois pour lui faire peur. Sur les étagères, les imposants livres reliés dont la plupart n'ont jamais été lus par aucun des présidents du pôle. Les gravures de zeppelins d'un autre temps, des images sinistres en noir et blanc qui lui ont toujours donné la chair de poule. Et cet immense bureau, comme une muraille imprenable, derrière lequel le dossier de l'imposant fauteuil en cuir sombre dépasse à peine. Depuis toutes ces années, la pièce dégage cette vieille odeur de pouvoir strict dont elle voudrait pouvoir se défaire, mais qui la tient déjà.

Dans trois jours, Manda aura vingt-sept ans. Elle sort de son premier conseil d'administration où elle vient d'être nommée présidente du pôle Ouest. La semaine dernière, l'annonce de la démission de son père aurait pu faire trembler les pôles, mais il n'en a rien été. Dans le plus grand secret et en un temps record, le président Lavin a légué l'intégralité de sa fortune à sa fille désormais unique, et a annoncé son retrait total des affaires. Ses opposants étant en minorité au capital du pôle, le conseil d'administration n'a pas eu son mot à dire et l'élection de Manda n'a été qu'une formalité. Pour tous, sauf pour elle.

Lorsqu'une heure plus tôt, elle entre dans la salle du conseil, tous les regards convergent vers elle. Aucune indulgence dans les yeux des faucons de la finance de l'Ouest, juste du mépris. La plupart d'entre eux ont pourtant hérité ces immenses fortunes, mais on peut lire sur ces visages durs que le pouvoir tout neuf, auquel aujourd'hui la jeune femme accède par accident, ne lui donne aucune légitimité à leurs yeux. Sans rien laisser paraître, elle inspire lentement, barricade son esprit et rejoint le fauteuil présidentiel. Je n'ai pas eu le choix, se dit-elle. Bien sûr que si, idiote ! Tu l'as voulu, et tu savais parfaitement ce que cela impliquait. Tu sais que tu viens de perdre ta liberté et ton insouciance – si tant est que tu en aies jamais eue -, et que ta vie se résumera désormais à la lutte pour ce foutu pouvoir en forme de patate chaude. Mais bon sang, pourquoi tu fais ça ?

Et au fond d'elle, Manda l'a toujours su. Ce désir est plus fort qu'elle.

- Tu n'es pas faite pour diriger, Manda. Tu es beaucoup trop tendre. Et puis, comment une fille pourrait-elle se faire respecter dans cet univers impitoyable ?

- Mais père, je veux faire comme vous. S'il vous plait, apprenez-moi, je suis sûre que je pourrai...

- Allons, cesse ces enfantillages, il n'en est pas question.

- De toute façon, personne d'autre que moi ne pourra vous remplacer ! Regardez Andrew...

- Pour l'instant il est jeune, mais je travaille à faire de lui le futur maître de ce pôle.

- Il n'y arrivera pas. Il est trop « tendre », comme vous dites. Il vous faut quelqu'un de fort, comme moi !

En claquant la porte ce jour-là, adolescente, aurait-elle cru qu'elle franchirait à nouveau cette même porte, conquérante et très seule, à peine dix ans plus tard ?

Derrière sa porte capitonnée, Manda tourne en rond dans le grand bureau, dont elle déteste presque chaque objet. Tout d'abord, je vais faire rénover intégralement ce bureau. Ensuite... Elle sent d'instinct la montagne de tâches et de corvées officielles qui l'attend et rentre les épaules. Elle n'a pas une larme, mais elle est en miettes. Toute une vie ne suffira pas à combler le vide qui l'habite. Elle saisit son téléphone et appelle celui qui lui fait la cour depuis qu'ils ont quinze ans.

- Patrick ? Oui, c'est Manda. Je sais, ça fait longtemps, j'ai été très occupée. Oui, désolée. Comment ? Non, ça va, ça va. Mais si, je te dis ! Dis, Patrick, tu sais, ton invitation à dîner... ça serait bien si elle tenait toujours.