41. 2108, chantier hors pôle à l'Ouest

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Derrière le mur d'enceinte du pôle Ouest, un étroit plateau balayé par une pluie battante meurt sous les roches accumulées au pied de la falaise. Par les grilles du glisseur technique qui les achemine vers le chantier, les hommes découvrent pour la première fois ce paysage désolé, coincé entre le pôle et les montagnes abruptes. Un éboulement s'est déclenché dans la nuit et les services techniques ont recruté au matin une douzaine de passes journaliers pour colmater la brèche dans le mur. Les candidats étaient nombreux, et après quelques tests d'efforts encadrés à la chaîne au bureau des emplois journaliers, les ouvriers ont été sélectionnés parmi les plus forts et les plus endurants. La centaine de polaires déçus a ensuite vu le glisseur technique, escorté par un contremaître et six gardes en armes, décoller et emmener les chanceux vers un bon paquet de pollars.

Après avoir déposé l'équipe et tout son matériel au pied du chantier, le glisseur s'élève et retourne à son dépôt. La construction de la rampe d'accès occupe l'équipe pendant toute la matinée. Pendant que les hommes chargent et placent les planches et les poutres de soutien, le contremaître les observe et prend des notes. Autour, en demi-cercle, les soldats se sont postés, dos au chantier. Bien qu'une intrusion venant de la plaine hostile paraisse peu probable, ils appliquent les procédures de sureté polaire, imposant une protection renforcée en cas de vulnérabilité de l'enceinte.

Puis les ouvriers entament la chaîne humaine, se passant à bout de bras les blocs de rocher tout le long de l'échafaudage jusqu'au sommet du mur. Dans les tournants de la rampe d'accès, le plancher est extrêmement glissant, bordé par une simple palissade, et les averses fouettent le visage des ouvriers à chaque passage. L'un d'entre eux, aveuglé par sa charge, glisse et chute du premier étage, rompant la barrière dans son élan. Les ouvriers se sont arrêtés mais le contremaître leur crie de continuer le travail. Allongé sur le sol rocailleux, l'homme gémit, sa jambe formant un angle droit contre nature. A ses côtés, le contremaître l'accable de reproches.

Parmi les ouvriers, un jeune homme aux yeux clairs s'approche.

- Monsieur, avec votre permission, je prendrai sa part de travail.

- Ah oui, et qui s'occupera de la tienne, bougre d'andouille ?

- Je m'en occuperai, Monsieur. Laissez-moi une chance, vous verrez, on terminera le travail pour ce soir, avec les gars. Pas vrai, vous autres ? dit le garçon en se retournant vers ses camarades. Dans sa voix calme, dans l'assurance de son ton, une tranquille autorité se dégage. Les uns après les autres, les hommes approuvent.

- Très bien, mais je te préviens : si le travail n'est pas terminé à temps, non seulement c'est la paie de l'éclopé que je retiens, mais aussi la tienne.

- Entendu, Monsieur, vous pouvez compter sur nous.

De mauvaise grâce, le contremaître ordonne que le travail reprenne, pour rattraper le retard. Le jeune homme tend la main à l'homme blessé et l'aide à se relever.

- Appuie-toi sur moi, et serre les dents.

- M...merci, dit l'homme, en transpirant de douleur.

Après l'avoir assis à l'abri de l'averse, le jeune homme rejoint son poste et ensemble, les ouvriers accélèrent la cadence. Avant la tombée de la nuit, le chantier est terminé.

Lorsque le glisseur se pose, les hommes laissent monter d'abord le jeune homme qui porte l'ouvrier à la jambe cassée. Après un dernier regard aux alentours, les soldats montent à reculons à leur tour.

De retour au bureau des emplois journaliers, le contremaître fait l'appel et chaque employé place à tour de rôle son bracelet sur la borne du comptoir.

- Helmut Wolf... Cesare Tito... Igor Isakov !

Lorsque l'ouvrier aux yeux clairs pose son poignet sur le comptoir, le contremaître lui transfère la paie d'un seul ouvrier.

- Monsieur, vous avez accepté que je prenne le travail de cet homme en plus du mien, et j'ai rempli mon contrat en faisant le travail pour deux. Vous me devez donc cinquante pollars supplémentaires.

- Tu te fous de moi ? Ce salaud a failli tout faire foirer, il est hors de question que je le paie. Fiche le camp d'ici, espèce de minable ! Dit le contremaître en crachant vers le blessé.

- Monsieur, nous avons pourtant conclu un marché. C'est à moi que vous devez cet argent, dit le dénommé Igor en plantant son regard d'acier dans les yeux étonnés du contremaître.

- Dis donc, tu ne serais quand même pas en train de me donner des ordres, au moins ? Répond-il, après un regard circulaire vers les gardes qui s'approchent lentement.

- Non, Monsieur, je ne me permettrais pas. Mais s'il vous plait, payez-moi ce que vous me devez.

Igor hoche la tête vers ses équipiers qui resserrent les rangs autour de lui. En se penchant près de l'oreille du contremaître qui se raidit, le jeune homme chuchote.

- Vous ne voulez pas que les gars fassent du grabuge, n'est-ce pas ? Vous ne voulez pas qu'il y ait de problème, pas vrai ? Alors un conseil, transférez-moi cette fichue paie et on repart sans faire d'histoire, dit le meneur en tendant son poignet vers le bureau.

Après un temps d'hésitation, le contremaître touche son pupitre du bout des doigts et les cinquante pollars sont transférés sur le bracelet d'Igor.

- Merci, Monsieur. Si vous cherchez des hommes forts, les gars et moi, on sera toujours là.

- Oui, bon, maintenant déguerpissez, je vous ai assez vus pour aujourd'hui.

Le groupe repart vers le quartier polaire, Igor portant le blessé avec un autre ouvrier. Après avoir tourné à l'angle de la rue, il s'arrête, et tend son bracelet vers l'homme à la jambe cassée.

- Tiens, voici ta paie.

- Mais je ne l'ai... pas méritée, j'ai... je n'ai pas travaillé longtemps !

- Ta famille en a besoin, et tu vas devoir payer le médecin. Et voici pour vous, dit-il en faisant le tour de ses camarades et en distribuant une part de son propre salaire à chacun. Vous avez travaillé dur aujourd'hui.

- Merci, Igor, t'es un chic type.

- Merci Igor !

Commechacun, en perpétuel sursis, doit sa survie aux primes à la journée, le bonusqu'Igor distribue autour de lui est une manne inespérée. Plein de respect et dereconnaissance, les hommes le saluent puis se dispersent. Igor enfonce lespoings dans les poches et, après un regard circulaire, rentre chez lui.    

Polar ShieldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant