38. 2106, Havre Ouest, appartements présidentiels

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Lorsqu'Amaïa ouvre la porte, un souffle froid envahit le hall. Alors qu'elle pend son manteau, elle entend son père se lever de son fauteuil dans le salon puis le glissement de ses pantoufles sur le carrelage.

- Alors, ma belle ?

Elle sourit, le nez dans le placard, puis arbore un air grave avant de se retourner.

- Ben, c'est-à-dire... dit-elle, les yeux baissés, en se mordant la lèvre.

- Ah, dommage... Tu n'as pas eu une super note, c'est ça ? Pourtant, tu les avais bien bossées, ces Sciences... Tu as eu combien ?

- J'ai eu dix-huit ! dit-elle en criant, et en sautant de joie dans les bras de son père.

- Ah, tu me faisais marcher, coquine ! Bravo, ma chérie, c'est très bien. Tu vois, il ne fallait pas t'en faire, je savais que tu t'en sortirais à merveille !

Son père la fait tournoyer dans ses bras puis la dépose lentement, un peu essoufflé.

- Eh, tu n'as plus vingt ans, papa, il faut te ménager...

- Merci de me le rappeler ! Mais tu as raison, il est loin le temps où je te portais sur mes épaules...

- Et toi, papa, c'était comment, ton voyage ?

- Bien, c'était intéressant ! Et je t'ai ramené un petit quelque chose...

Son père fouille dans sa poche de veste et en sort un petit paquet en papier froissé.

- C'est pour moi ? dit Amaïa, en minaudant. Elle ouvre le sachet et fait glisser une perle grise sertie sur un collier d'or blanc dans la paume de sa main.

- Elle est magnifique ! Merci, mon papa, c'est trop beau... dit Amaïa en embrassant la joue lisse de son père.

Derrière la lourde porte, des pas retentissent sur le palier puis une clé tourne dans la serrure. Imperceptiblement, Amaïa s'écarte de son père qui se retire sans bruit. Sa mère entre, dans un froissement de vêtements de luxe.

- Bonsoir, Amaïa !

- Bonsoir, maman. Que se passe-t-il ? Tu rentres très tôt ce soir !

Manda jette négligemment son sac sur la table de l'entrée et retire son manteau.

- Ah, ce soir, c'est particulier. J'ai donné son congé à Angela, et, toi et moi, nous allons préparer le dîner ensemble. Alors, qu'est-ce que tu en dis ?

- Super.

- Comment ça, super ? Ça t'ennuierait de montrer un peu plus d'enthousiasme ?

Amaïa ne répond rien. Sa mère ne sait visiblement pas qu'on lui rendait aujourd'hui son devoir de Sciences, ni qu'elle a obtenu la meilleure note de la classe. Elle a dû également oublier qu'Amaïa n'aime pas faire la cuisine. Sa mère a sûrement oublié de s'intéresser à elle, pendant toutes ces années. Tous les polaires de l'Ouest connaissent le sensogramme de la Présidente Lavin, tous admirent sa beauté et son air rassurant de mère parfaite. A l'école, toutes ses amies disaient :

- Amaïa, elle a trop de la chance. Elle a plein d'argent, sa mère est trop belle, et en plus, c'est la Présidente !

Mais il n'y a qu'Amaïa pour savoir quelle sorte de mère Manda Lavin est vraiment. Comme ce soir, où elle prétend imposer à sa fille un passe-temps qu'elle déteste. Dans la cuisine, la mère et la fille coupent les légumes en silence.

- Eh bien ça fait plaisir ! J'annule exprès un conseil d'administration pour te voir, et c'est comme ça que tu me remercies !

- Le prof a rendu les contrôles de Sciences.

- Et tu n'as pas un contrôle d'histoire, bientôt ? Si je ne me trompe, c'est dans trois jours, je crois...

- Papa n'avait pas oublié, pour les Sciences. Et il m'a félicitée, lui.

- Bien sûr, ton père est parfait, et ta mère est horrible ! As-tu la moindre idée de mon emploi du temps ? Forcément, ton père, avec son poste, a plus le temps de s'occuper des détails matériels...

- C'est bien ça, j'ai toujours été un détail pour toi, dit Amaïa en lâchant l'épluche-légumes sur la table.

- Mais enfin, c'est fini, oui ? On peut dire que tu as le chic pour toujours gâcher les bons moments ! répond Manda dans le dos de sa fille qui quitte la cuisine en tapant des pieds.

En passant devant le salon, Amaïa croise le regard de son père, désolé, qui l'observe par-dessus son journal. Trop en colère pour lui parler, elle claque la porte de sa chambre derrière elle.

- Mais, Brian, tu sais bien que je ferais n'importe quoi pour toi. J'irai où tu voudras, si seulement tu me le demandes. Brian, tu m'écoutes ?

Allongée sur son lit, le casque enfoncé sur les oreilles, Amaïa regarde « Last of romances », sa série préférée. Trop énervée pour se mettre au travail, elle regarde un épisode pour se changer les idées. Et juste dans celui d'aujourd'hui, Stacey et Kévin se retrouvent enfin seuls, elle attendait ce moment depuis deux saisons au moins, et Kévin va peut-être, enfin s'il ose...

- Mais qu'est-ce que tu fiches, bon sang ? C'est comme ça que tu travailles ?

Amaïa sursaute et cache d'un coup son projecteur derrière son dos, comme pour effacer le flagrant-délit qu'elle vient de commettre. Sa mère, les poings sur les hanches, se tient raide face à elle.

- Alors c'est ça, tu regardes des séries au lieu de faire ton travail ? Très bien. Pour commencer, tu vas m'apprendre par cœur et me réciter les trois derniers chapitres de ton cours d'histoire, et tant qu'il y aura un mot, tu m'entends bien, un mot de travers, tu ne sortiras plus de cette chambre. Bien entendu, plus de projecteur, plus de sensographe, plus la moindre distraction.

- Mais maman...

- Je ne veux pas savoir ! Est-ce que tu réalises, Amaïa, les risques que tu encoures en te comportant comme une petite polaire ? Tu as la présidence d'un pôle à reprendre un jour, et crois-tu que c'est en te gargarisant de niaiseries sur écran que tu vas être à la hauteur ? Crois-tu qu'à ton âge, j'avais le droit de regarder la moindre ânerie au lieu de travailler ? Bien sûr que non ! J'ai travaillé dur pour mériter la Présidence. Je te rappelle que toi aussi, tu es une héritière Lavin !

- Je sais, je sais, tu n'arrêtes pas de me le dire ! crie Amaïa, en fondant en larmes.

Gauche devant sa fille qui pleure, la tête dans les mains, Manda se tait quelques instants. Puis, après une profonde inspiration, elle reprend entre ses dents.

- Une dominante doit apprendre à se dominer. Tu me réciteras ces trois chapitres dans une heure, et tâche que cela soit parfait du premier coup.

Entredeux sanglots, Amaïa entend sa mère ramasser ses différents appareils et sortirde sa chambre. Sur l'étagère près d'elle, la statuette d'un aigle aux ailesdéployées la regarde. Dans un accès de rage, elle saisit le cadeau que son pèrelui avait ramené d'un voyage et le jette de toutes ses forces sur le sol. Prisede remords, elle se précipite et ramasse l'aigle aux ailes brisées. Serrant lesmorceaux contre elle, elle serre les dents et essuie ses larmes. Dans ses yeux,le vert prend des teintes de vipère.    

Polar ShieldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant