A cette heure-ci, la queue qui s'agglutine dans un bruyant désordre devant l'arrêt du traghettobus est interminable. En soupirant, Zhao remonte sa capuche et continue à pied sur le quai. Avec plus de deux millions de polaires et seulement cinq lignes de transport en commun qui sillonnent l'archipel d'île en île jusqu'à l'Arche, le Pôle Sud est confronté depuis une dizaine d'années à une saturation totale de ses transports en commun. Ainsi, aux heures de pointe, la masse compacte et résignée des polaires qui vont au travail martèle en cadence le bois des quais sur pilotis qui longent les canaux, organisée en deux flots contraires qui s'entremêlent à chaque intersection. Prenant leur mal en patience, les piétons dans les bouchons échangent souvent avec leurs voisins les dernières nouvelles de la radio polaire du matin.
- Vous avez entendu ? Plus de cinquante morts dans une épidémie à l'Ouest ! Quelle horreur! chuchote la voisine de Zhao.
- C'est dingue... Comment une telle contagion est-elle possible ? répond Zhao, plus pour lui-même qu'en réponse à la femme.
- Allez savoir... Mais moi, ça me donne la chair de poule. Imaginez que cette cochonnerie arrive chez nous ?
- Imaginez surtout qu'elle se répande ici, en pleine heure de pointe...
Instinctivement, la femme s'écarte d'un pas, les yeux écarquillés, et disparait entre deux piétons. Zhao soupire, soulagé, un petit sourire en coin. Il n'aime pas trop parler de bon matin.
Sur le Grand Canal, la circulation est plus fluide, et il slalome à présent d'un bon pas vers l'Arche Sud. En l'espace de quelques minutes, la misère des maisons colorées aux toits de tuiles rouges alignées sur les quais des îles polaires a fait place au luxe ultramoderne de la cité qui grossit devant lui.
Lorsqu'on regarde l'immense demi-sphère de la cité Dominante qui flotte sur la mer, tel un iceberg égaré dans la douceur de la lagune, il est difficile d'imaginer que la plus grosse partie de la structure se trouve en effet sous la surface. Délimitant les espaces supérieurs où vit la Caste Dominante, le niveau de l'eau matérialise la division sous laquelle sont immergés dix-huit étages de bureaux et de laboratoires, accueillant chaque jour des dizaines de milliers d'employés.
Depuis la grande esplanade recouverte de larges dalles blanches sur laquelle Zhao s'avance à présent, on ne voit presque plus la mer, exilée derrière la clôture du Pôle qui ceinture tout l'archipel. L'horizon est bouché, mais il aime ce que le ciel lui offre, comme la course folle des cumulus par jour de grand vent et la danse des goélands dans les ascendances qui lèchent l'écorce vitrée de l'Arche. Et certains jours, lorsqu'il suit le ballet des glisseurs Dominants qui franchissent les portiques de péage et se posent dans des ronronnements de gros chats, il se prend à imaginer qu'un jour, lui aussi, il possèdera l'un de ces engins.
Pour oublier ce rêve impossible, il répète à voix basse cette phrase d'un sage de l'Ancien Monde que sa mère aimait tant.
- Ne demeure pas dans le passé, ne rêve pas du futur, concentre ton esprit sur le moment présent.
Bercé par le mantra de Buddha, Zhao franchit le poste de sécurité et traverse le Grand Hall déjà noir de monde. Alors qu'il s'engage dans l'escalator, une voix retentit dans son dos.
- Monsieur Jin ! Livraison du Pôle Ouest. Des échantillons pour votre labo.
- Donnez, je les descends.
- Ça va être difficile. Il y en a une palette entière, dit l'employé en désignant la pile de cartons dans son dos.
Après une lente descente à travers les profondeurs de l'Arche, Zhao quitte l'escalator au niveau -17, et rejoint son laboratoire. Devant l'entrée, le livreur finit de décharger les cartons de l'élévateur. D'un glissement de doigt sur son bracelet, ce dernier lui transmet le bordereau de livraison puis s'en va.
Au labo de biologie moléculaire, on reçoit souvent un carton agréé pour le transport des matières infectieuses. Mais jamais dix-huit d'un coup. Le bordereau que Zhao parcourt mentionne cent-quatre prélèvements sanguins issus de cinquante-deux sujets. Le nombre exact de victimes de l'épidémie du Pôle Ouest, dont la radio polaire parlait ce matin sous ses fenêtres. Toute l'équipe va devoir mettre un coup de collier, pense-t-il en sortant du premier carton le cylindre étanche contenant les tubes échantillons.
Justement, deux garçons entrent en coup de vent dans le laboratoire.
- Salut, Boss ! Eh, c'est quoi tout ce bazar ? demande l'un des deux en pointant du doigt la pile de cartons.
Chanla et Victor se connaissent depuis les bancs de l'école. Aussi, lorsque deux ans plus tôt, les deux amis ont obtenu ensemble leurs passes de technicien de laboratoire et postulé dans son unité, Zhao a tout de suite été séduit par la complicité et la bonne humeur du duo.
- Une cinquantaine de morts au Pôle Ouest, répond Zhao. Et on compte sur nous pour trouver comment.
Essoufflée, une jeune femme blonde pousse à son tour la porte du laboratoire.
- Ah, voilà Nieves.
- Désolée, j'ai été un peu retardée...
D'un geste de la main, son chef balaie l'excuse.
- Bien, allons-y. On a cinquante-deux échantillons à analyser et à mettre en échantillothèque. Chanla et moi, on s'habille et on rentre en P4, Victor et Nieves vous faites les entrées en stock, vous nous passez les tubes EDTA par le sas pour qu'on commence l'isolation. Vous envoyez les tubes secs en sérologie et vous nous rejoignez pour l'ensemencement des lignées. Allez, en piste, les gars.
Déjà, laporte du sas se referme derrière Chanla et Zhao, mais Nieves reste immobiledevant la montagne de cartons. Abasourdie, elle réalise enfin que tous cesemballages témoignent de la mort atroce qui vient de frapper aveuglément toutun quartier polaire.
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Polar Shield
Science FictionEté 2031. Les milliardaires se sont réfugiés avec leurs familles dans l'espace, tandis qu'une pluie d'astéroïdes ravage la Terre. Trois ans plus tard, ils recolonisent la planète et ses survivants. Quatre pôles sont fondés, des mondes-cités où les...