62. Quartier polaire, Pôle Sud

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Sur le lit d'Anya, une poignée de flacons jonchent les draps. Vêtue de dessous en dentelle, allongée sur le ventre, elle passe avec application le pinceau de son vernis sur l'ongle de son majeur. Zhao va sonner d'une minute à l'autre et elle est en retard. En souriant, elle le revoit se dandiner d'une jambe sur l'autre dans la cafétéria de l'Arche avant qu'il n'ose l'inviter à dîner. Elle avait attendu quelques secondes avant de répondre. Exprès. Une torture gratuite, c'est vrai, mais elle voulait juste savourer l'embarras sur son visage de grand garçon. Pourtant, il la fait craquer, il a je ne sais quoi de sincère, de libre...

- Enfin, à vrai dire, il est surtout raide dingue de moi ! savoure-t-elle mentalement.

Et elle a justement besoin de ce genre de réconfort, ici, dans ce pôle tout neuf où la solitude, comme la chaleur étouffante, lui porte sur les nerfs. Alors elle a accepté. Son air ravi de celui qui vient de décrocher le gros lot valait le détour, et, en se faisant les ongles, elle en sourit encore.

Sur la table de chevet, sa borne clignote. D'un doigt, elle décroche et son hologramme miniature apparait.

- Bonsoir ! Je te dérange ? dit-il en se tortillant, troublé par la tenue de la jeune femme.

- Non, tu vois, je me prépare, dit-elle, faussement distraite, derrière son rideau de cheveux.

- Oh, prends ton temps ! Je t'attends dehors.

Lorsqu'elle sort enfin de chez elle, Zhao reste médusé, comme pétrifié par la bouffée de parfum capiteux qui se répand dans la ruelle. Cette grande fille aux yeux verts l'a aimanté, et il n'arrive plus à reprendre le contrôle de son cerveau. Lui qui se croyait pourtant capable de mater toute émotion rebelle susceptible de lui faire perdre son beau sang-froid ! Bon, tant pis, il n'y peut rien : elle est vraiment très belle - peut-être un peu trop belle pour lui, d'ailleurs - et elle lui plait terriblement. Tandis qu'elle s'avance, il appuie une main timide sur son dos nu pour l'entraîner vers l'arrêt du traghettobus.

Dans le restaurant, le premier verre de vin brise la glace et Zhao, soudain volubile, remplit la conversation des anecdotes de son enfance.

- Et donc, c'est comme ça qu'on s'est connus avec Ben, en se tapant dessus.

Anya rigole, et finit son verre de vin.

- Tu as de la chance, moi, mes meilleures amies ont déménagé, et on ne s'est plus jamais vues.

- Mais c'est triste, ça ? Plus aucune nouvelle ?

- Non, aucune. Elles s'appelaient Ingrid et Angela. On était inséparables. Mais leurs parents étaient profs, ou un truc dans le genre, et pile la même année, c'était il y a quatre ou cinq ans, hop, transférés, partis. Terminé notre trio, nos soirées pyjamas, nos balades au centre commercial... L'une est partie au Nord, l'autre à l'Est. Et maintenant... eh bien elles me manquent. De temps en temps.

Zhao ne répond rien mais guette le moment propice pour que sa main se pose par inadvertance sur celle d'Anya, tandis qu'elle ramasse quelques miettes sur la nappe.

- D'ailleurs, tu ne crois pas que « mes meilleurs amis », ma bande de copains, c'est juste un truc de l'enfance ? Au fond, quand tu grandis, quand tu deviens adulte, tu te rends compte que toutes ces gamineries, tu es ma meilleure copine, on s'aime plus que tout, à la vie, à la mort, toute cette carapace qui te protège des adultes, tu n'en as plus besoin ! Voilà, dès qu'on est assez fort, on cesse de dépendre des autres, et c'est la fin des ennuis. Qu'est-ce qu'on a pu se prendre le bec avec Ingrid et Angela... De vraies chipies !

- Oui, enfin, c'est cool d'avoir des potes, quand même...

- Ça n'est pas mieux d'avoir une copine à la place ?

Zhao avale de travers et manque de recracher sa gorgée de vin. Le menton sur les mains, Anya le regarde d'un air malicieux. Sans la quitter des yeux, Zhao approche son bracelet de la borne du serveur et paie l'addition sans remarquer le montant astronomique.

Dans la rue, Zhao ose saisir Anya par l'épaule. Elle le laisse faire, et il sourit, grisé par le vin et son audace. Lorsque devant sa porte, elle se penche pour lui dire au revoir, il trouve enfin le courage d'embrasser ses lèvres. 

Polar ShieldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant